La porosité entre temps personnel et temps de travail est en train de s'exacerber. La loi de 1971 avait promu une forme d'équivalence juridique entre temps de travail et temps de formation. La formation avait droit de cité dans l'entreprise. Du temps était identifié pour qu'elle se réalise. La formation des autodidactes (notamment les syndicalistes), en dehors du temps de travail avait fait l'objet d'âpres négociations, pour disposer d'un statut et d'un suivi, être soutenue et financée. La loi de 1971 dans un même acte de reconnaissance produit simultanément une bénédiction et une malédiction.
- Une bénédiction tout d'abord car cette reconnaissance lança un marché de la formation des adultes, lui donna des moyens pour agir, et permit à un champ professionnel d'apparaître et de se structurer. Des formateurs professionnels pouvaient alors promouvoir de nouvelles pratiques qui eurent une grande répercussion sur la société, la façon de communiquer les uns avec les autres mais aussi d'apprendre.
- Une malédiction, car en même temps que la formation devenait un objet de négociation sociale, elle devait alors être mesurable, appréciable, descriptible. Elle devint un objet de gestion et sa force militante et d'émancipation s'affaiblit. Le processus d'apprentissage n'eut de cesse alors que d'être l'enjeu de comptables et de négociateurs.Seule la partie visible eut de l'importance. Le nombre d'heures de formation, le nombre de jours passés en formation.
Le découplage entre la formation "objet de négociation sociale et de jeux d'acteurs" et "l'apprentissage, processus vital d'émancipation" s'est exacerbé loi après loi, jusqu'à produire un monstre bureaucratique qu'aucune réforme ne saurait redresser car l'enjeu social et celui du processus vital qui établit un rapport singulier au savoir ne sauraient être articulés aisément.
L'articulation de ce couple est radicalement remis en question par internet et le potentiel numérique. A titre personnel, il est devenu beaucoup plus facile à un individu d'accéder à des informations (86% des français ont un accès à internet, la situation est la même dans les pays occidentaux). Chacun est en mesure de s'inscrire gratuitement et quand il le souhaite à des cours en ligne (le plus souvent gratuits), qui échappent à la négociation sociale et à la mesure mais satisfont l'envie d'apprendre.
Les temps fléchés de la formation sont concurrencés par des temps d'apprentissage choisis et dans le même temps s'émiettent. En effet, si chacun a le loisir d'apprendre quand bon lui semble, de nombreuses activités traditionnelles de formation se déportent vers les temps personnels, voici une liste de ses minuscules modifications qui témoignent d'un déport vers l'individu de ce qui se passait le plus souvent en face à face :
- les temps d'orientation et de recherche d 'informations sont reportés sur les sites internet ou les catalogues en ligne hors temps de travail
- l'autoformation aux compétences numériques est prise en charge par les individus eux-mêmes en situation d'usage des nouveaux dispositifs, souvent hors des entreprises
- les organismes de formation déportent des temps de lecture de leur support pédagogique hors temps de présence dans la logique des classes inversées, ou de dématérialisation des supports
- la participation à des MOOC (librement choisis), ou à des e-formations sur des plate-formes d'entreprises (dirigées par un formateur) se déroule le plus souvent hors temps de travail
- les évaluations à chaud ont tendance à se faire à distance en dehors de la situation de face à face
- la participation à des communautés professionnelles en ligne, où à des veilles professionnelles sur des réseaux sociaux se déroule souvent sur le temps personnel
- nombre de professionnels tiennent aussi des blogs (le nombre de blog estimé en France est de 2 millions), sur des sujets qui sont souvent professionnels
Ces temps sont décidés par les individus eux-mêmes dans un effort de se professionnaliser. Il serait difficile de les comptabiliser, et de les transformer en objet de négociation sociale. Ce qui est perceptible, c'est un ensemble de signaux faibles qui montre que le contrôle social sur la formation se fixe sur les points les moins essentiels (le respect des formes) et qu'une partie des individus les plus autonomes sont renforcés dans leur tendance de prendre en main leur apprentissage. Le risque est double. D'une part les individus les mieux formés sont mieux en mesure de s'approprier les nouvelles façons d'apprendre, de se constituer des réseaux en ligne et de se fixer leurs propres objectifs, les individus les moins à l'aise face aux technologies ou les plus fragiles dans leur capacité d'autoformation risquent de se contenter de la formation formelle. D'autre part la formation traditionnelle, si elle était incapable de se réformer et de s'intéresser plus aux processus d'apprentissage affaiblirait sa légitimité et les ressources qui lui sont dévolues.
Il semble donc important que ce que j'ai appelé "les temps flous de la e-formation" soient mis en débat, et qu'à cette occasion l'apprenant fasse plus souvent l'objet de soutien que de contrôle. Tout est à inventer de nouveau.