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APPRENDRE AUTREMENT

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APPRENDRE AUTREMENT est le blog dédié aux approches innovantes de la formation dans les organisations


L'agriculture Climato-intelligente invente l’ultra-taylorisme

Publié par CRISTOL DENIS sur 16 Mars 2016, 06:58am

Catégories : #expérience, #taylor, #expertise, #agriculture

Un article de Denis Bismuth

QUAND L’EXPERTISE CHERCHE A REMPLACER L’EXPÉRIENCE

L’idée d’une agriculture climato-intelligente (smart agriculture) a été investie par les sociétés industrielles du secteur agricole. Elle se propose d’utiliser le big data pour fournir aux agriculteurs toutes les informations nécessaires pour savoir où semer ? Quoi semer ? à quel moment arroser ?, quel engrais mettre ? etc…

En échange de cette assistance, l’agriculteur doit bien évidemment s’obliger à utiliser les produits de la compagnie qui offre ce service. La compagnie propose en outre une assurance en cas de mauvaise récolte si l’agriculteur a bien respecté ce qui a été imposé.

Cette façon de concevoir l’agriculture apparaît comme une forme supérieure de taylorisme.

La particularité du taylorisme est de faire le choix de se débarrasser du facteur humain, l’acteur et son professionnalisme, pour faire dépendre son activité d’une expertise technoscientifique « hors sol » élaboré dans les bureaux d’étude. Cette expertise détermine à la fois les processus de travail et les procédures de contrôle de l’activité de l’exécution. Comme dans les usines Ford du début du 20 ième siècle, l’acteur opérationnel n’a pas besoin d’être compétent et engagé par l’amour du métier pour pouvoir produire. Il est transformé en une sorte d’exécutant sans identité professionnelle, facilement interchangeable et incapable de se donner des limites et de percevoir les risques et les dangers de ce qu’on lui demande de faire : ce qui est plus pratique quand on veut lui faire faire quelque chose de dangereux pour lui et son environnement.

c'est une conception très réductrice du mot « intelligent » (smart). Elle renvoie la capacité de collecte et de traitement automatique et rationnel de l’information au travers de systèmes artificiels. La légitimité à décider est dévolue à une machine capable de traiter une masse d’informations rationnelles qu’aucun être humain ne pourrait gérer. Ces systèmes « d’intelligence » artificielle sont d’une puissance telle, qu’elles sont capables de battre un champion d’échec un champion du monde ou de vaincre tous les humains à un jeu complexe comme le jeopardy[1].

Mais l'intelligence n'a que peu à voir avec la puissance de traitement de l'information. Etre en intelligence avec soi et son environnement c'est etre capable d'entretenir des relations constructives ou non destructive avec son environnement. En ce sens l'"intelligence artificielle" peut conduire à l'inintelligence sociale.

Le Big data et l’intelligence artificielle ont permis d’atteindre un niveau de division du travail jamais atteint. Si le fordisme avait permis de déposséder l’acteur de la propriété de ses actions, l’intelligence artificielle permet de déposséder l’acteur de sa légitimité à prendre des décisions sur ses actes. Il est ainsi dépossédé de toutes possibilités de juger d’évaluer ses actes. Il est donc ainsi dépossédé de toutes possibilités d’avoir une éthique et de se donner des limites. On voit déjà les dégâts auxquels conduisent ces stratégies de séparation de l’acteur et de ses actes dans l’agriculture industrielle « moderne ». Les dégâts sur la santé des individus, sur les collectifs humains et sur la biodiversité. L’acteur est rendu aveugle aux conséquences à long terme de ses actes et ne peut donc plus agir avec une éthique et une morale. C’est peut être là un des grands danger de la dépendance à l’intelligence artificielle. Ne plus avoir à gérer l’ensemble des informations nécessaires à ses actes et les décisions que l’on prend, nous dépossèdent aussi de la capacité à agir selon une éthique personnelle, non pas que nous soyons dépourvu de sens moral, mais parce qu’on n’a pas les informations nécessaires à l’élaboration de cette éthique. L’intelligence artificielle nous empêche de prendre la distance nécessaire, englobant l’information nécessaire pour prendre des décisions sur notre éthique. Débarrassé de la nécessité de prendre des décisions, l’acteur est définitivement dépossédé de la propriété de ses actes. La mécanisation taylorienne avait déjà commencé à déposséder l’acteur de son activité en remplaçant a force de travail par la machine et en ne laissant à l’homme que la possibilité de conduire la machine, et donc de décider de son fonctionnement. L’intelligence artificielle comme « aide à la décision » finit d’enlever à l’humain sa dernière parcelle de décision et le prive ainsi de toutes possibilité de prendre du recul et d’avoir un regard à long terme sur ce qu’il fait et les conséquences de ses actes.

L’automatisation en général a pour l'acteur un effet de désappropriation de son activité . Même si l’on peut ne pas regretter le temps où des milliers d’ouvriers creusait à la pelle et à la pioche la terre des grands ouvrages comme les tunnels ou les ponts, on peut se poser la question de la limite de la dépossession du travail.

La dépossession de l’éthique de son action rend l’acteur incapable d’intervenir dans le projet auquel il appartient. On voit bien comment l’agriculture française est dans une impasse industrielle qui semble définitive. Les paysans qui pouvaient avoir une éthique parce qu’ils étaient propriétaires de leurs actes en étant propriétaire de la connaissance et de la légitimité à décider de leurs actes. Ils ont été remplacés par des exécutants spécialisé dépossédés de leur actes et à la merci de ceux qui se sont appropriés la chaine de valeur du travail : les financiers.

L’hégémonie des critères économico-financier sur la qualité de la vie conduit à une situation de déséquilibre écologique qui, avec la même inertie que le réchauffement climatique, risque de nous mettre devant une situation ingérable quand ce sera trop tard.

Il n’est bien sûr pas souhaitable de mettre fin aux avancées technologiques. Il s'agit de re-examiner le rapport à la technique.

En étant dépossédé de son activité l’acteur ne peut plus percevoir clairement les limites de son action. Il a donc du mal à se donner des limites. Fasciné par la magie de la technique qui occupe son esprit, il a du mal à regarder du coté des conséquences. Il abandonne assez facilement ce qui peut paraître ingrat et peu satisfaisant : sa responsabilité sociale

La nature ayant horreur du vide, la technoscience occupe un espace laissé vacant par la faillite de l’éthique et de la conscience..

L'expansion des trusts agro industriels vendeurs de produits "phyto-insanitaire" ne sont que l’écho de la tendance naturelle des individus à abandonner leurs engagements et à préférer la sécurité et la facilité, au risque de s'engager pour vivre.

Ce n’est pas la première fois qu’on rêve de voir la technologie remplacer l’homme. On le voit tous les dix ans en éducation ou à chaque nouvelle technologie, on réactive le rêve impossible de l’école sans enseignant.

Quand va-t-on arrêter d’avoir peur du vivant de son aléatoire et du risque d’échec. Quand va-t-on cesser de vouloir se réfugier dans ces golem technologiques qu’on reconstruit inlassablement ?

C’est cette peur de ne pas pouvoir contrôler le vivant qui nous jette dans le labyrinthe de la technique qui nous absous de notre peur en nous privant de notre responsabilité avec notre assentiment.

L’idée n’est pas de se défaire de toutes technologie. Mais bien que nous mettions ces techniques à notre service.

Pour plagier la phrase de Roger l’Estrange[2] on peut dire qu’il en est de la technique comme l’eau et le feu : c’est un bon serviteur mais un mauvais maitre.

L’espace de la décision pour soi ne peut pas devenir un espace socialisé et technologisé. Car si la science pouvait résoudre les problèmes, nous n’aurions pas besoin de démocratie. Et pas non plus de notre capacité à décider d’une manière intuitive. Tous les travaux sur la décision (voir le livre d’E. Morel : les décisions absurdes et comment les éviter) montrent que les décisions les plus intelligente ou celle qui ont le moins de risques de conduire à des absurdités ne peuvent venir que d’un confrontation d’intelligences humaines. L’intelligence n’est pas la puissance cognitive contrairement à la croyance populaire. Etre en intelligence avec les autres ou son milieu c’est d’abord et avant tout savoir créer des relations harmonieuses et respectueuses avec les humains et l’environnement. Si la machine peut réaliser des performances extraordinaires dans la gestion des informations et constituer une assistance de puissance cognitive, elle n’a pas pour vocation à produire des relations harmonieuses parce qu’elle ne peut être pourvue d’une éthique ou d’une conscience. (du moins pas encore !)

[1] Jeu télévisé qui consiste à retrouver la question à partir de la réponse.

[2] Il en est de nos passions comme l’eau et le feu : ce sont de bons serviteur et de mauvais maitre.

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