DECIDEURS : Les grands succès d'entreprise sont ils le fait d'une leader central, clef de voute, ou d'un leadership collégial ?
Denis Cristol (D.C.) : Je plaiderais plutôt pour un leadership collégial. Il est difficile de définir ce qu’est le leadership : certaines études distinguent jusqu'à 230 traits différents du leader… y a t il donc réellement des traits caractéristiques ?
Je crois par contre beaucoup plus aux "actes de leadership", qu’à la notion de leader. C’est la multiplication des actes de leadership qui produit un impact.
Est il vraiment possible pour une personne de synchroniser véritablement plus de 8 a 20 personnes en direct report ? Si une entreprise se développe à toute vitesse, fonctionne et croit, c'est que plus d'une personne fait preuve de leadership.
Selon moi, il faut se détacher d'une personne centrale, qui est un héritage conceptuel de type féodal…
DECIDEURS: quelle est la part de "centralisation" apparente, induite par les médias ? Qu'elle est la part d'influence réelle de l'individu ?
D.C. Quand on lit la presse sur des leaders ou grands hommes, l’histoire s’acharne à résumer le succès autour de 3 à 5 atouts (diplôme, relation, origine familiale…). Les motivations du leader sont légèrement plus variées, quelques dizaines.
Le story-telling des médias sur les dirigeants est très compassé : les scénarios sur la vie des leaders ont le caractère de "conte de fée », construits autour de plusieurs variantes : « il était né pour… » ou au contraire « il a su saisir l’opportunité »… Les journalistes ont des structures d'histoires toutes prêtes. Et le dirigeant sait souvent qu’il doit angler son récit par rapport à ce que les médias peuvent accepter…
La réalité est toute autre. Même si pour simplifier l'histoire racontée, les médias font mine d'oublier ou minorer les personnages "secondaires", moins intéressants sur le plan symbolique. Quel raccourci !
DECIDEURS : Quand on voit le redressement spectaculaire de groupe comme Apple (Steve jobs) ou Nissan, la thèse d'un impact du leadership individuel semble pourtant confortée, non ?
Il ne faut pas négliger le rôle d’un individu et son libre arbitre. Pour Steve Jobs, son collectif l’a rejeté en 1985 : il n’était plus leader. Puis si Apple a repris Steve Jobs, en 1997, c’est que le collectif avait changé, mais Steve Jobs aussi avait changé. La relation entre le leader et le collectif est d’une richesse énorme. Et l’on n'a pas fini de réfléchir sur ces interactions.
Le collectif « engage » le leader…. comme le leader « engage » le collectif. La relation est subtile et interactive. Ensuite, au delà du Leader et du Collectif, il y a un troisième larron : les circonstances. C’est parce qu’un danger menaçait Apple ou Nissan, que le leader a su rassembler les énergies du collectif.
DECIDEURS : dans des grands groupes, de parfois plus de 100 000 salariés, peut on vraiment croire que la compétence de leadership peut être réellement exercée par un seul individu ?
Le leadership, ce n’est pas que du pouvoir d’organiser, c’est surtout du pouvoir d’agir. Quand une personne est à la tête de 100 000 salariés, influence-t-on vraiment par réplique en cascade? Le dirigeant qui manage a souvent perdu le pouvoir d’agir. Le leader, c’est un dirigeant qui a gardé le pouvoir d’agir comme celui d’organiser. La différence entre le dirigeant lambda et le leader est fondamentale.
La culture d’entreprise va avoir selon moi, plus de poids sur le vécu des salariés, plus qu’un dirigeant maximo, plus lointain… Les paroles d’un dirigeant ont moins d’influence que la culture d'entreprise, surtout si les paroles du dirigeant ne sont pas suivi d’actes et d’une culture d’entreprise en phase.
Les dirigeants classiques font de la communication, alors que les vrais leaders fondent une culture d'entreprise forte et l'incarne dans chaque acte.
DECIDEURS : comment le leadership collectif s'appuie t-il sur la vision d'un grand leader, qui arbitre ? Comment le leadership individuel se nourrit-il d'un collectif de leaders rassemblés autour de lui et d'un projet ?
Ce qui est important, c’est la qualité de l’écoute mutuelle. Et elle sera déterminée par la maturité émotionnelle, l’intelligence émotionnelle du leader comme de son équipe de direction. Il faut que les deux parties s’autorisent le parler vrai. Qu’elles soient humbles. Quand le leader est puissant et admiré, l’autocensure peut guetter. D’où l’importance d’une grande maturité émotionnelle aussi, du coté de l’équipe de direction qui entoure le leader.
DECIDEURS: la rareté des grands succès s'explique-t-elle par la rareté de grands leaders ? Ou par la rareté des grandes équipes collégiales de leadership ?
Quelle complexité de bâtir une dream team ! Monter, créer, développer une équipe de premier plan, c’est long…. Et puis faire collection de gens brillants, ce n’est pas la même chose que de les faire collaborer dans la même direction, dans la même ‘intention ».
Avoir une intention commune, c’est ça qui est rare. Et tisser une culture qui permette la patte personnelle de chacun sur une intention commune, c’est encore plus rare. Surtout qu’une grande idée, pour aller loin, devra être fondée sur la diversité de l’équipe de direction: l’endogamie sociale a peu de chance de produire un grand succès.
DECIDEURS: quels sont les ingrédients pour créer une équipe collégiale de leadership ?
Rassembler sur une intention commune de gens de première qualité ne sera possible que si la vision est socialement enthousiasmante. Seule une vision qui contribue profondément à la société pourra rassembler une équipe de premier plan, soudée par l’émotion qui sous-tend l’envie de servir un grand dessein. Et le plaisir de tendre vers la réussite.
Si le leader est vraiment dans l’empowerment, les personnes de première qualité seront attirées et intéressées. Le leadership permet de faire grandir le pouvoir d’agir de chacun.
DECIDEURS : chaque membre d'une organisation n'a t il pas son leadership, tantôt technique, tantôt humain, tantôt stratégique à apporter ?
Il n’y a pas qu’un leader dans un groupe. Il y a des actes de leadership. Le leader varie selon les moments dans le temps. Le leadership c’est une énergie qui circule dans un groupe. Le leadership cristallise le passage à l’action. Le leadership d’une entreprise vient du fait que la gouvernance de cette entreprise à su faire remonter à la surface le meilleur de chacun, de chaque corps de métier.
DECIDEURS : - le leadership individuel fondé par tant de biographies, de livres d'histoire, ne serait donc qu'un mythe ?
Les biographies sur-focalisent sur la personne, voire la transforment en personnage, alors que ce qui est intéressant c’est l’interaction entre une personnalité et son contexte historique, politique ou business. Mais aucun leader ne peut avoir d’impact sans s’appuyer sur les autres personnes fortes de son époque. Les qualités sociales de chaque leader sont les ressorts de l’impact de celui ci, mais l’apport des autres est essentiel, fut il oublié.
DECIDEURS : Comment transformer les dirigeants en Leaders ? Faut il changer leur formation ?
La formation des dirigeants est fondamentale. Ceux qui ont été nourri de façon normée, verticale ne deviendront jamais des leaders.
Ceux qui se seront formés, développés dans un cadre collaboratif, auront les compétences sociales requises par le leadership.
La formation des personnes, à l’école ou dans l’enseignement supérieur, doit aussi favoriser trois clefs de développement personnel oublié dans le système actuel : la réflexivité, la pensée systémique et l’intelligence émotionnelle.
C'est ce que je développe dans mon ouvrage "Humaniser la formation des dirigeants : vers un leadership démocratique"