La différence entre un régime dictatorial est une démocratie réside dans le fait qu’à la disparition d’un dictateur le régime a des chances de s’effondrer ou a minima de connaître des troubles et des violences nommés crise de succession. L’organisation de la succession et toute l’organisation sociale repose sur une soumission à un ordre extérieur à soi-même, parfois même des menaces ou contraintes physiques. Si celles-ci disparaissent, ou ne sont plus crédibles, c’est toute la légitimité du pouvoir coercitif qui s’écroule. Au contraire à la disparition d’un leader démocratique d’autres hommes partageant avec le collectif l’idéal de la liberté assumée individuellement sont susceptibles de se dresser et de poursuivre l’action au sein du collectif. Ils sont mus par des engagements internes qui dépendent d’une soumission à soi-même.
Dès lors diriger des hommes, mis en état de soumission, ou libres est un exercice bien différent.
- Dans le premier cas la légitimité est construite sur le pouvoir de contraindre, sur la menace sous-jacente et omniprésente de moyens psychologiques ou physiques de forcer l’autre à agir dans le sens désiré. La soumission entraine en effet la dépendance à des visées extérieures à soi-même.
- Dans le second cas la légitimité est intériorisée par l’éducation, par l’action par-soi-même et le goût de la liberté, à commencer par celle d’occuper sa juste place dans l’espace social, sans que des prédestinations, des ordres incompris, ou des mérites pré-attribués s’imposent. La liberté est interdépendance avec les autres. Une dépendance mêlée et librement consentie.
Diriger des hommes placés en état de soumission consiste à leur donner des ordres, à instaurer des moyens de contrôles pour s’assurer que les prescriptions sont bien réalisées. Incidemment, il s’agit d’installer de la défiance pour s’assurer des autres. Il s’agit de compter sur les autres comme les moyens de ses fins propres. Le chef adopte un rôle de contrôleur de censeur de la norme, de régulateur de ce qui se fait ou ne se fait pas. Il sert ses ambitions personnelles.
Diriger des hommes libres consiste à leur faire partager l’idéal commun et leur donner la vision et le goût d’agir pour le collectif en accroissant leur pouvoir de se réaliser en servant les autres. Le chef est ici celui qui développe de nouveaux leaders et les prépare à des responsabilités plus grandes. Le chef est ici un pédagogue, un développeur de talent, celui qui permet à chacun de se grandir soi-même au bénéfice du collectif. Il se met au service du collectif.
Le mystère qui fait que des hommes libres obéissent à des lois se coordonnent sous la férule de chefs réside dans l'éducation qu'ils reçoivent et, par laquelle, petit à petit, à force de preuves accumulées, ils trouvent dans la société le moyen d'exprimer leurs talents au niveau de leurs mérites et de leurs engagements. Quand l'équilibre se rompt, le seau de la confiance commence à se vider, l'équilibre du contrat social se délie alors lien à lien, et les chefs en place n'ont d'autres moyens que d'externes pour imposer un équilibre, qui ne profite qu'à l'expression de quelques uns. Diriger des hommes libres passe par l'éducation des chefs à servir les autres et à se mettre à leur service pour exprimer leurs talents. A moins que comme l'affirmait La Boétie dans son texte fameux sur la servitude volontaire, il ne faille être ni maître ni esclave pour être pleinement libre?