Une journaliste du magazine Décideur m'interroge sur l'évolution de la formation
Vous êtes partisan du développement de modèles de formation plus innovants. Quelles en seraient les grandes caractéristiques ?
Les modèles de formation innovants ont pour caractéristiques de s'intéresser beaucoup plus à l'envie d'apprendre ensemble en mettant à disposition des écosystème d'apprentissage soutenant l'apprentissage.
Premièrement, ces écosystèmes nécessitent de revoir l'architecture des salles et des bâtiments destinés à la formation. Les nouveaux espaces permettront une plus grande interaction entre équipe apprenante et équipe intervenante, une plus forte rencontre entre homme-ressource et homme-projet. Ils nous sortiront du paradigme actuel "j'enseigne donc tu apprends". Ces espaces permettront plus d'horizontalité, d'expression individuelle et créative, de travail sur les projets concrets ayant une prise sur le réel. Les méthodes pédagogiques traditionnelles s'enrichissent d'approches de co-conception et permettent de penser le monde tel qu'il vient et pas seulement tel qu'il est décrit en théorie.
Deuxièmement, ces modèles apprivoisent le potentiel numérique. Les usages numériques sur lesquels s'appuient les nouvelles façons d'apprendre vont plus loin que le seul accroissement du pouvoir d'agir humain conféré par un outil. Doté d'un marteau je peux taper plus fort. Mais, doté d'un téléphone portable, ou des nouveaux dispositifs en ligne, c'est le monde qui prend de nouvelles formes. Les usages numériques transforment nos rapport aux savoirs en profondeur, par des accès démultipliés, une célérité plus grande dans le traitement d'une variété de tâches, des mises en contacts, de l'ubiquité, du travail en réseau, une connexion continue, une transformation des conditions de lecture par bribe plutôt que par des livres d'un seul tenant, le numérique bouleverse, l'ontologie humaine pour le meilleur et pour le pire.
Troisièmement, les modèles de formation se crispent moins sur le comptage d'heure de présence et se concentrent plus sur la combinaison de modalités présentielle à distance, formelles et informelles. L'apprentissage est pervasif, dans notre cerveau il est possible de mesurer des ondes électromagnétique entre 8 à 40 hertz en permanence. Notre cerveau ne s'arrête jamais, il émet et reçoit des signaux. Les modèles de formation découvrent l'énactionniste et le connectiviste. L'énactionnisme renvoie aux travaux de Francisco Varela et à un apprentissage en continue, chemin faisant. Notre cerveau stimulé en permanence par notre environnement, requiert que l'on apprenne à s'y disposer et à observer et écouter beaucoup plus. L'énactionnisme promeut une pédagogie de l'exploration, du projet centrée sur l'expérience humaine. Quant au connectivisme, c'est la démultiplication du concept de conflit-sociocognitif faisant de l'échange avec les autres une opportunité d'apprendre en confortant ou précisant ses croyances. Cette démultiplication est autorisée par les réseaux socio-numériques qui permettent d'être en lien avec un plus grand nombre d'interlocuteurs et de sources d'informations. Cette opportunité permet la création de véritable lien de compagnonnage pour apprendre, de groupes d'échange de pratiques, ou de communauté d'apprentissage.
En résumé les nouveaux modèles de formation favoriseront la construction collaborative et multiréférentielle de savoir plutôt que la diffusion statique de connaissances cumulées par la tradition au sein de disciplines disjointes. Les nouveaux modèles favoriseront plus les situations d'auto-formation et la liberté pour apprendre qui va avec. Il est même envisageable qu'après les autodidactes qui apprennent pour eux se développent des sociodidactes qui apprennent pour leur communauté d'appartenance.
Pensez-vous que les attentes des apprenants ont évoluées ? Comment les organismes de formation vont-ils devoir s’adapter ? Comment refondre des façons d’enseigner et d’apprendre ?
Les attentes des apprenants ont évolué. La façon dont la question est posée atteste déjà une activité plus grande pour celui qui il n'y a pas si longtemps était nommé un stagiaire. Le terme d'apprenant et la responsabilité associée au geste d'apprentissage entrent récemment dans les esprit. L'expression "apprenant" est une traduction de l'anglais learner. Les anglo-saxons distinguent ce qui est du domaine de l'enseignant le "teaching" et ce qui est du domaine de l'apprenant le "learning". Il n'y a qu'à voir l'engouement des MOOC qui en quelques mois ont attiré plus de 500 000 curiosités sur la seule plateforme FUN. Les inscriptions de francophones sur des MOOC anglo-saxons sont difficilement calculables. Les individus s'intéressent plus au développement de leur propres compétences. Même si tous ne vont pas au bout des programmes en ligne gratuits qui leurs sont proposés, même si les profils repérés sont plutôt ceux de cadres, ou de travailleurs du savoir, un nouveau signal est lancé. Les organismes de formation sentent bien qu'il leur est impossible de nier l'existence des moteurs de recherche, des encyclopédies en ligne, des tutoriels d'apprentissage abondants et gratuits sur les chaines vidéos en ligne. Les logiciels gratuits qui abondent et les outils pour les traiter (ordinateur, tablette, téléphone) ont largement pénétré la sphère privée, les entreprises, les administrations et les organismes de formation ont souvent pris un temps de retard pour les intégrer à leurs processus de production "d'heures stagiaires". Les organismes de formation doivent apprendre à recomposer avec de nouvelles envies d'apprendre,mais aussi avec des publics risquant dans le même temps d'être laissés de côté. Ils doivent repenser leurs finalités et la qualité des services qu'ils apportent. La seule dispersion de savoir d'un formateur auprès d'un groupe est insuffisante. Ce dernier apprend aujourd'hui à créer des communautés d'apprentissage, à dessiner des cartographies pour se repérer dans les maquis de savoir, à aider la création de situation apprenante, à créer des défis pédagogiques stimulants, à fonctionner collectivement dans des environnements de plus en plus culturellement hétérogène. L'apprenant est contraint de s'adapter à un environnement incertain, dangereux, complexe. L'ancien contrat moral passé avec son employeur "contribution versus rétribution" est insuffisant pour le prémunir dans la durée. Les apprenants actuels sont donc conduits à miser de plus en plus sur le développement de leur propres compétences. Ils ont parfois du mal à le faire quand le contexte organisationnel ne le permet pas, que les managers ne les soutiennent pas, ou encore que les droits qui leurs sont concédés sont difficiles à mettre en œuvre.
En quoi la formation constitue-t-elle une réponse aux nouveaux enjeux sociaux des entreprises ?
Pour l'individu, avec une tension sur l'emploi sans précédant, la formation est devenue un enjeu pour maintenir son employabilité. Elle reste un moyen de s'adapter aux évolutions et d'évoluer dans sa carrière.
Pour l'entreprise, elle reste plus que jamais un atout concurrentiel, apprendre plus vite que les concurrents et un levier pour créer du projet collectif. Car vivre des temps forts ensemble, partager des apprentissages consolide la prise de repère commun. La formation à chaque fois qu'elle permet d'éprouver les capacités d'agir collective renforce la communauté de travail. Cet enjeu est essentiel quand la confiance en soi, en l'entreprise en l'avenir peut faire défaut. Le fait d'apprendre avec les autres, avec son manager, tous ensemble, crée une vision du devenir commun. Compte tenu des mutations qui traversent les entreprises, les managers sont appelés à jouer le rôle de leader éducatif. Leur mode de management va de plus en plus s'inspirer des pratiques pédagogiques mettant un individu ou un collectif en pouvoir d'agir. Quand les données abondent le rôle des managers est de plus en plus d'aider les collaborateurs à les transformer en savoir.
Public, privé : état des lieux de la formation dans ces deux univers qui semblent si éloignés l’un de l’autre.
Les deux environnements semblent s'ignorer. Pourtant les pratiques pédagogiques qui s'y développent mériteraient de se fertiliser.
Le monde public est régulièrement irrigué de pratiques participatives qui visent à consulter les citoyens, à bâtir des politiques publiques, à s'ajuster en permanence aux transformations sociétales, juridiques et techniques. La formation dans le monde public est très technique. Elle s'ouvre actuellement à vitesse rapide à de nouvelles pratiques plus créatives, valorisant le co-design, la concertation, l'implantation d'un management moins bureaucratique et plus basé sur la vision et les projets. Les méthodes de création des dispositifs se transforment incluant entre maîtrise d'ouvrage et maîtrise d’œuvre une véritable maîtrise d'usage. Dans l'idée de maitrise d'usage, le citoyen, l'apprenant sont plus systématiquement consultés. Le monde public est actuellement sous tension pour faire face aux réductions de budgets, aux transformations territoriales et publiques qui sont gigantesques.
Le monde privé est aussi inventif. Il apparait plus touché par des pédagogies d'autres pays, ou issues de pratiques entrepreneuriales. Il s'intéresse aux organisations apprenantes, au développement du collaboratif, à une diversité de méthodes de développement personnel, et intègre régulièrement de nouvelles modes et tendances managériales. Il se pose de nombreuses questions liées aux réformes de la formation et se risque à de nouveaux formats de formation imbriquant plus les situations de travail. Il a développé de nombreuses universités d'entreprise véritables creusets des produits, stratégies et pratiques de demain.
Dans les deux mondes l’accélération est portée sur l'appropriation du numérique, le besoin d'accompagnement individuel (coaching) ou collectif (coaching stratégique, formation-action), la meilleure prise en compte de l'expérience humaine. A cet égard les communautés d'apprentissage, réseaux sociaux d'entreprises, groupes de codéveloppement professionnels ou d'échange de pratique se démultiplient.
En conclusion ce qui est en train de se mettre en place correspond à ce que l'on peut nommer apprenance à savoir un nouveau paradigme éducatif basé sur les dispositions à apprendre des individus en face desquels administration comme entreprise devront proposer des dispositifs plus riches et plus soutenant. C'est un enjeu pour les dirigeants issus des écoles d'élites et placés en position d'orientation sur les politiques de formation de comprendre ce nouveau paradigme car il remet en question les modèles d'apprentissage qui ont tracé le début de leurs propres succès.