Interview de Denis CRISTOL
Des tiers-lieux apprenants ?
par André Chauvet
Les tiers-Lieux apprenants ? C’est un sujet qui passionne Denis CRISTOL, Directeur de l'ingénierie et des dispositifs de formation du CNFPT, chercheur associé à Paris Ouest Nanterre, expert des questions d’innovation pédagogique. D’abord parce que la notion d’apprenance qu’il développe et met en œuvre s’intéresse à toutes les conditions facilitant l’acte d’apprendre. Et aussi parce que le lieu est un indicateur pertinent et éclairant des conceptions de la formation et de l’apprentissage. Si, finalement nos salles de formation et nos amphithéâtres ont peu évolué depuis le moyen-âge, cela doit peut-être avoir une signification, nous dit-il en préambule.
1- Merci Denis d’échanger avec nous sur ces tiers-lieux apprenants. Tout d’abord, d’après vous, qu’est-ce que le développement de ces lieux multiples nous dit des évolutions autour de l’activité d’apprendre ?
Le développement de multiples nouveaux lieux nous interpelle sur la manière dont les lieux transmettent une dimension informelle du rapport au savoir. Ce qui implique qu’ils soient un vecteur de la transformation de ces rapports au savoir. En ce sens, on peut faire un rapprochement avec les Nudges susceptibles d’induire de nouveaux comportements dans l’espace public. S’agit-il de Nudger la formation ? En tout cas, la question de l’impact du lieu sur les postures de chacun est aujourd’hui une évidence et richement documentée. Si le terme tiers-lieu reste imprécis, un peu fourre-tout, il introduit néanmoins plusieurs idées essentielles : la collaboration, la coopération mais également la flexibilité et l’ouverture. En somme, le lieu est porteur d’une intention. Quand on observe ce qui est en train de se passer, on perçoit que la réflexion sur le lieu est une nouvelle façon de réfléchir les liens sociaux et le rapport à l’apprendre. Par ailleurs, elle ne concerne pas uniquement les lieux urbains car on recense de nombreuses initiatives en milieu rural, ou plus généralement dans tous les environnements. En somme, les centres de formation, monofonctionnels, centrés sur la transmission d’un savoir organisé et mis en forme à priori sont clairement concurrencés par des lieux polyfonctionnels où la commensalité est essentielle. Dans ces environnements, l’action, le rapport au travail reprennent de la valeur, dans leur dimension opérationnelle. L’activité nécessite plus de « main à la pâte ». Cela fait écho au livre de Richard Sennett (« Ce que sait la main ») et remet le rapport à l’action, au geste au cœur des pratiques. Une manière rafraîchie d’apprendre ?
Odeurs, mouvements, vibrations, voix…il y a une ambiance dans ces lieux qui produit un environnement moins aseptisé que les salles de formation traditionnelles parfois assimilables à des « boîtes à œufs » où l’espace et le temps sont optimisés. Je sens comme un air frais ! Par ailleurs, cela est également une redécouverte pour les formateurs qui doivent construire, inventer de nouvelles règles de fonctionnement, lisibles bien sûr mais plus flexibles. Cela peut perturber les gestionnaires traditionnels. Les gestionnaires sont eux-mêmes souvent soumis à des injonctions paradoxales. Ils doivent faciliter l’appropriation du savoir, construire des dispositifs innovants dans des cadres de gestion très rationnels. Cette injonction à l’ouverture n’a de sens que si l’on s’intéresse alors aux indicateurs de progression d’apprentissage et pas uniquement aux ratios de gestion et de fréquentation.
Au fond, ce que cela interroge, c’est l’agencement du lieu qui facilite la production coopérative qui est centrée sur ce qui est commun plus que sur ce qui est externe et singulier. C’est d’abord un espace d’action, où on peut sans doute se retrouver et créer ensemble.
2- Selon vous, quelles sont les conditions pour qu’un lieu soit apprenant ? Qu’est-ce que cela implique ?
On peut s’inspirer des ateliers des créateurs. Ces lieux créent un espace vivant autour d’eux qui combine ordre et chaos. Il s’agit de permettre des jonctions du regard, de la main, de revenir à ce qu’un lieu, son agencement, peuvent nous inspirer, nous permettre. Ces lieux sont donc d’abord inspirants, comme la nature peut l’être. Cela suppose des vibrations, des espaces différenciés, vivants, flexibles, adaptables, des possibilités de transformations facilitées. Cela nécessite également une poly fonctionnalité, sans rigidité. Mais cela implique également des postures associées des personnes qui accueillent dans ces lieux. Des facilitateurs qui vont aider les autres à habiter cet espace, qui cherchent à veiller à ce que le lieu soit facilitant pour tous et qu’il permette bien ce qu’il vise. Des tiers veilleurs en somme, qui peuvent vérifier que le lieu soit bien accessible et appropriable pour chacun, qu’il serve bien les objectifs poursuivis dans une logique de médiation, tant sur le plan relationnel que technologique.
En somme, l’environnement est capacitant s’il détient un potentiel de stimulation, qui donne envie. Cela permet aux participants de tâtonner, d’essayer. Tout cela génère à la fois une forme de désordre qui ne nuit pas à la créativité puisqu’au contraire il en est la condition. Il s’agit donc bien plutôt d’un espace vivant, où circuler et réorganiser est facile. Le lieu s’impose, nous inspire et il est une donnée non contestable du processus. Il est notre allié, si l’on se donne l’autorisation d’en jouer. Et surtout si on ne cherche pas à reproduire toujours la même chose quel que soit le lieu. Il y a donc bien, dans cette logique, une valeur ajoutée du lieu dans le processus qu’il nous faut dénicher, amplifier, apprivoiser au service de la construction collective. En somme un effet ruche qui permet de fabriquer du commun, ce qui éclaire la dimension coopérative portée par le lieu.
3- Qu’est-ce que cela ouvre comme perspectives de travail sur les territoires entre les différents acteurs ?
Tout d’abord, le simple fait que le lieu ne soit pas défini à priori dans des usages prédéterminés ouvre un espace de créativité multiple. Il peut bien sûr réunir des personnes qui n’ont pas de raisons institutionnelles pour le faire. Ces lieux peuvent attirer des personnes qui peuvent donner libre cours à leur inventivité. Dans ces lieux, ils peuvent être embarqués dans une sorte « d’underground » créatif, permettant de développer de pratiques encore cachées et confidentielles. Mais cela peut aussi permettre des révélations à un niveau collectif. Ces pratiques cachées peuvent alors plus facilement s’exprimer et devenir une ressource pour les autres. Cela renforce les logiques de pairagogie, essentielles pour innover. Il peut donc y avoir à la fois un moment de révélation par le collectif des singularités créatives (middleground). Puis cela peut monter en puissance, se révéler comme un Upperground. D’autres acteurs et intermédiaires des institutions peuvent alors s’en saisir, les expérimenter, pour les faire évoluer parfois vers des pratiques plus normées, comme ressources pour tous.
Cela joue un rôle essentiel dans l’innovation des pratiques. On redécouvre ainsi certaines pratiques par un processus de dynamisation indirect, lié aussi à la flexibilité du lieu. Mais les tiers-lieux peuvent également avoir des effets organisationnels essentiels, permettant de réinterroger les modes de gestion et d’évaluation. Car c’est aussi et surtout un espace de fabrication de possibilités nouvelles. Car le lieu peut changer l’ensemble des organisations : rôles, manières de travailler, ambiance…il est par définition incontestable. Il est. A nous de le rendre inspirant et apprenant.
Denis Cristol termine par cette formule, le tiers-lieu comme création de paysage d’apprentissage !
Une perspective inspirante.
Merci à Denis Cristol pour cet air frais !
André Chauvet