Les racines de la facilitation en intelligence collective.
La facilitation existe depuis des années. Et elle a même été théorisée par des scandinaves, dans une approche de socioconstructiviste (participatory design) dont l’ambition n’était rien de moins que de construire une société avec l’ensemble de ses composantes (Sanders, Steppers 2008). Dès les années 70, les peuples du Nord de l’Europe utilisent les pratiques de design social pour coélaborer le monde dans lequel ils veulent vivre. Dans cette perspective, le pacte social est plus que l’héritage d’un geste révolutionnaire héroïque comme dans le récit de la révolution Française, mainte fois ressassée, stylisée et utilisée à des fins partisanes, mais, un récit qui se redit sans cesse et au sein duquel chacun trouve sa place. C’est comme un héritage des « things », ces assemblées gouvernementales dans les anciennes sociétés germaniques d'Europe du Nord, qui régulaient le vivre ensemble des clans. La tradition orale du kalevala, ou des vieux poèmes norrois, par exemple, l’Edda de Snori Sturlusson, est celle des mots prononcés et entendus ensemble selon une métrique bien précise. Il s’agit d’une tradition orale autant que corporelle, car les corps du clan se réunissent.
A l’occasion d’un voyage dans le Nord de la Norvège, j’ai été marqué par la force communautaire qui s’exprime toujours. Chacun exhibe le drapeau du pays au fronton de sa maison, et chaque entrée d’église est aussi un abri pour les nécessiteux, où il est même possible de manger ou de se reposer. J’ai ressenti cette expression du drapeau moins comme une forme de nationalisme étroit recroquevillé et plus comme une fierté d’appartenir à une communauté humaine partageant des valeurs anciennes. Ce sens des assemblées a aussi glissé dans l’approche des cercles d’apprentissage ou cercle d’études au sein duquel des citoyens explorent des sujets d’intérêts communs ou s’enseignent mutuellement des choses utiles à tous (Cristol 2016). Ces pratiques sont plus anciennes que les groupes d’échanges de pratiques étudiés par Lave et Wenger (1991). Elles sont aussi probablement portées par un inconscient collectif, qui fait parfois défaut quand des Français cherchent à les pratiquer, mais, ne font qu’appliquer mécaniquement un enchainement d’activités, pâle copie éloignée de l’esprit initial d’un groupe d’hommes et de femmes libres.
L’ancrage culturel et social de cette tradition de la facilitation de cercles se mélange avec le pragmatisme du design américain qui puise à une tradition du melting-pot, ou la diversité des points de vue est supposée apporter un surplus à la solution collective. Ce bénéfice collectif est bien réel quand des méthodes sont partagées. Le design thinking est centré sur la volonté d’innover en augmentant la créativité et la performance du cerveau collectif. Elle s’appuie sur une idée de la performance et de méthodes éprouvées.
Pour finir sur les racines de la facilitation en intelligence collective, je citerai trois autres traditions, celle des amérindiens et la pratique du pow-wow, ou des fêtes de rencontre qui insistent sur les qualités et l’importance de s’écouter réellement (éloge de la lenteur), de partager et de célébrer ce temps commun, celle des doubles cercles samoans qui démultiplient la puissance des interactions et enfin la tradition du zen asiatique, qui envisage la circulation des énergies dans un collectif humain. Dans cette tradition le vide enserré par un cercle humain est l’espace à partir duquel tout peut être créé. Le vide de la cruche est indispensable à la partie matérielle de la poterie pour que la fonction de contenant puisse être jouée.
Aujourd’hui, pour la communauté des facilitateurs, une forme de syncrétisme opère entre ces différentes approches et pratiques, plus ou moins digérées, plus ou moins soutenues par une tradition sociale, ou des rituels culturels. Des formations se sont organisées et une professionnalisation est observable avec des parcours professionnalisant et même des diplômes universitaires. Chacun puise, selon sa sensibilité, à telle ou telle pratique. La philosophie des facilitateurs en intelligence collective est plus ou moins tracée et donne lieu à l’apprentissage de postures différenciées. Derrière une même expression se niche en fait soit une ambition de résolution de problème, c’est la perspective rationaliste qui valorise les protocoles et enchaînements fluides bien décrits, soit une visée de transformation sociétale et démocratiques utilisant la force des énergies humaines présentes dans un groupe avec une perspective plus organique, provoquant plus l’émergence. Le facilitateur est ainsi pensé comme un catalyseur de l’énergie et de la force du groupe avec une place centrale, ou comme un aide à l’activation des énergies du collectif. Selon cette polarité, caricaturale j’en conviens, l’intelligence collective est une focalisation ou une distribution du savoir, de l’émotion, de l’énergie, des tensions corporelles, et des apprentissages.
La facilitation en intelligence collective en pratique
La facilitation en intelligence collective s’est développée au fur et à mesure que le modèle hiérarchique exclusif s’érodait. Le projet de redonner de la motivation aux collectifs s’intéressait aux pratiques dites horizontales. Les consignes de travail prescrites descendant d’un bureau des méthodes s’avérent de plus en plus difficiles à tenir dans un monde de service où chaque client-consommateur exprime son goût singulier, elle s’avère intenable dans une économie de la connaissance ou chaque acteur dispose désormais, d’autant, sinon plus de connaissances que celui sensé lui rendre des services. La société de l’apprenance est celle de la coproduction de savoir de l’individu engagé dans les actions qui le concerne. Il n’attend pas seulement de faire l’acquisition d’un bien, ou de coproduire un service mais d’apprendre des choses nouvelles, utiles pour son adaptation dans un monde incertain et complexe. Il entend de plus en plus peser sur son environnement proche en tant que citoyen, collaborateur, responsable, consommateur, car dans un monde hyperconnecté, il comprend de plus en plus clairement que son milieu se dégrade et que ses actes sont interdépendants de ceux de ses semblables. Dès lors les champs d’applications de la facilitation en intelligence collective s’intéressent aux questions authentiques (santé, bien être, sens des services, mission etc.) qui traversent notre société, et tous les compartiments de notre vie. Dans les entreprises, les organisations, les associations des spécialistes s’activent pour faciliter, c’est-à-dire rendre simple et fluide, des décisions, des projets, des organisations, des idées.
Conclusion : vers une mésologie de l’apprenance
Si jusqu’alors l’individu semblait posé dans un environnement dont le projet divin implicite lui donnait le droit de le contrôler et d’en jouir des bienfaits, les nombreux dérèglements à l’œuvre (environnementaux, démocratiques, sanitaires, économiques) montre que cet environnement est un milieu dont l’individu ne se détache pas. Le milieu est plus qu’un décor ou un paysage en extériorité de soi-même, mais un écosystème avec lequel l’individu est couplé et dont chacun de ses actes a des conséquences.
C’est pourquoi je m’intéresse aujourd’hui à la « mésologie de l’apprenance » ou étude des milieux au sein desquels l’individu apprend, agit, innove pour comprendre plus finement comment l’expérience humaine se déploie en intelligence collective et de façon respectueuse de soi, des autres et de la nature.
Cette mésologie de l’apprenance conduit à donner un sens à la facilitation en intelligence collective comme une recherche simultanée de frottements et d’harmonie avec le milieu. L’intelligence collective ne saurait se résoudre à être seulement la meilleure combinaison des cerveaux humains pour résoudre des problèmes comme cela est communément admis et ressassé, mais, comme un meilleur déploiement du potentiel humain appelé à vivre plus de fluidité dans ses liens. C’est un surplus de conscience à ce qui est là et une forme de sobriété. C’est probablement aussi un imaginaire indispensable pour repenser notre avenir.
Sources
Cristol, D. (2016). Les communautés d'apprentissage: apprendre ensemble à l'ère numérique. ESF Sciences Humaines.
Cristol, D. Joly, C. (2019), L’art de la facilitation : un art énergétique relationnel, une espérance pour la démocratie. Paris : ESF.
Lave, J., & Wenger, E. (1991). Situated learning: Legitimate peripheral participation. Cambridge university press.
Sanders, E. B. N., & Stappers, P. J. (2008). Co-creation and the new landscapes of design. Co-design, 4(1), 5-18.