Notre corps développe une énergie considérable à contrôler ce qui vient de l'extérieur et à maintenir des équilibres internes des flux et des organes. L'air, les liquides, les matières, les virus qui entrent en contact sont filtrées combattus ou laissés à l'extérieur. Il en est de même des idées. Relisez le-moi-peau d'Anzieu pour comprendre le rôle plus ou moins poreux de notre épiderme, et la façon dont notre psychisme se protège. Lorsque le savoir est construit à l'extérieur de nous-même un mécanisme similaire de résistance au milieu se produit. Tout ne pénètre pas. Pourquoi en serait-il autrement ? Notre corps est un système qui vise l'homéostasie. Chaque atome qui le compose à sa place chaque déplacement coûte de l'énergie. Le système cherche l'obtention du meilleur rendement au moindre coût énergétique. Notre cerveau est aussi organisé en système. C'est même l'un des plus complexe de l'univers. Des connexions neuronales opèrent en permanence et finissent par se structurer et trouver des régularités. Les grappes de neurones s'agrègent en réaction à des stimuli. Un même stimulus produit un même type de réaction, un même type d'agrégats que l'on observe au scanner. Les unités de sens qui découlent de ces connexions sont des schèmes. Les schèmes se constituent au grès des connexions et se renforcent par répétition. Finissent par s'installer des préférences, une sensation imperceptible de confort celle de retrouver des idées, des opinions, des habitudes qui respectent l'équilibre du système en place. Quand un maître apporte un savoir en extériorité, il s'adresse à ce système biologique qui pour se réguler dresse barrières et limites afin de se maintenir en équilibre. En d'autres termes l'élève n'est que peu touché par une démonstration frontale. Le contenu d'un maître ne saurait se déverser directement sans filtre. En réalité, le savoir ainsi appliqué est une chose étrangère que le corps s'applique à contenir. Dans ce schéma le transfert de savoir se décompose en deux opérations 1) le maître opère une explication 2) l'élève opère une compréhension. Le savoir sortirait du corps de l'un pour pénétrer dans le corps de l'autre. C'est le processus d'apprentissage le plus communément admis qui se résume dans le mantra "J'enseigne donc tu apprends". Pourtant le savoir construit comme un objet en extériorité reste difficile à absorber car il doit trouver sa place dans un système déjà agencé. Mais le corps vie à la fois un processus de régulation et un processus de croissance. Si le savoir est figé ou simplement exposé, il peine à rencontrer le processus de croissance. La croissance se produit de l’intérieur vers l’extérieur.
80% des informations qui parviennent par nos capteurs sensoriels proviennent de l'intérieur de notre corps et sont en prises avec nos organes, nos muscles, nos tendons, nos viscères. Une part conséquente de notre énergie est dédiée au développement et au fonctionnement de notre cerveau et de nos organes. L'entretien de la vitalité de notre corps, de nos routines biologiques, de nos réflexes vitaux consomme une part d'influx nerveux de l'énergie produite par notre système de digestion. Mais l'organisme est toujours en dynamique. Il se développe pour atteindre une taille adulte, un standard de l'espèce. Il grandit se régénère pour partie, puis décline. La friction constante avec le milieu offre des opportunités constantes de renouveler le câblage neuronal. Le savoir se produit en intériorité quand il participe de l'entretien de notre dynamique il se digère et apporte son lot d'énergie, physique et intellectuelle. Cela pétille.
La question que se pose le maitre est d'initier un processus de croissance du savoir qui participe du développement interne de l'apprenant, sous peine d'activer les mécanismes de résistance et de régulation rappelés.
Un exemple tiré du monde de la santé aide à comprendre l'idée de savoir construit en intériorité. Qui mieux que le patient affecté d'une maladie chronique connaît les effets de celle-ci sur son quotidien ? Les malades chroniques finissent par composer avec le mal qui les ronge. Ils adaptent leurs conduites aux possibilités de leurs corps et procèdent par évitement pour certains gestes. Prendre en considération ces "savoirs patients" c'est reconnaître une part d'expertise de l'individu sur la situation qui l'affecte. C'est lui redonner du pouvoir de connaître et d'agir pour se soulager quand bien même la maladie est écrasante. Le projet de l'université des patients de Cynthia Fleury va dans le sens d'un savoir construit en intériorité. Un savoir expérientiel qui est bâti au quotidien. Il complète le savoir savant qui pose le malade et sa maladie comme objet de diagnostic et de traitement. Si l'on étend cette vision on comprend que trop souvent l'apprenant est considéré comme un handicapé de la connaissance auquel il faut administrer un traitement (savoir savant en extériorité) sous la forme d'exercices ou d'apports, et que son expérience, son ressenti et sa situation personnelle (savoir expérientiel en intériorité) sont complètement ignorés. Plus encore le partage d’expérience peut s’organiser sous la forme de « pair-aidance » avec des logiques d’entraide entre personnes souffrant d’une même maladie.
Nous avons tous en tête cette statistique qui affirme que nous ne retenons que 10% des contenus qui nous sont présentés. Cette légende provient certainement d’une autre qui stipule qu’à peine 10% du pouvoir de nos cerveaux serait utilisé. Il y aurait une incroyable perte d'information entre ce que le maître veut dire, ce qu'il dit vraiment, ce qui est entendu, ce qui est écouté, ce qui est compris. Cette légende pédagogique se réfère aux savoirs construits en extériorité. Il y a pourtant des perspectives différentes pour accéder à des processus de croissance. Yan Lebosset exprime une pensée pédagogique qu'il désigne comme "développement du pouvoir d'agir" et dont tout l'enjeu est d’activer le processus de croissance. Cette approche passe par un apprentissage en immersion, un apprentissage pour le moins informel mais non dénué d'intentions. Mais peut être que « l’essentiel est dans la possibilité offerte à l’élève de passer d’un langage matérialiste, technique, mécanique à un langage existentialiste. S’il reste au premier niveau de langage, il aborde le savoir en extériorité par rapport à lui » (Lemière 1997).
Note : aller plus loin sur le lien entre numérique et cerveau https://www.usinenouvelle.com/blogs/le-blog-des-experts-des-neurosciences/
Les 5 sens et les récepteurs sensoriels http://essc-sciences.weebly.com/uploads/1/3/3/2/13324998/d-14.pdf
Erudit – Le moi peau https://www.erudit.org/fr/revues/ms/2006-v22-n2-ms1046/012392ar/
Le savoir expérientiel des malades : illustration de la construction de savoirs savants par des non scientifiques (Las Vergnas, 2009) - http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article239
Dans le temps on passe du patient observant aux malades experts
ICM - Comprendre le cerveau et son fonctionnement https://icm-institute.org/fr/actualite/comprendre-le-cerveau-et-son-fonctionnement/
Pour une éducation populaire d’auto-organisation – Le développement du pouvoir d’agir dans l’intervention sociale Yann Le Bossé http://www.education-populaire.fr/developpement-pouvoir-agir-yann-le-bosse/
Lemière, V. (1997). Apprendre et réussir ensemble : construire une communauté éducative. FeniXX.
Université des patients https://universitedespatients.org/
Wikipédia – Cynthia Fleury https://fr.wikipedia.org/wiki/Cynthia_Fleury
CNRS – Aux frontières du cerveau https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/aux-frontieres-du-cerveau/neuromythes-le-mythe-des-10
Lemière, V. (1997). Apprendre et réussir ensemble: construire une communauté éducative. FeniXX.
Santé.Fr Pairaidance https://sante.fr/la-pair-aidance