Réponse aux questions de Virginie Blanville
L'évolution des discours sur le changement, de la transition à la métamorphose, reflète une compréhension de plus en plus complexe et interconnectée des processus individuels et collectifs. Le changement est perçu comme une modification progressive, parfois superficielle, qui affecte les comportements, compétences ou connaissances sans nécessairement remettre en cause les croyances fondamentales des individus. Il s'agit souvent d'un processus préparatoire, essentiel pour amorcer des transformations plus profondes. Dans ce contexte, Alhadeff-Jones (2018) souligne que le changement n’affecte pas toujours les cadres de référence de l’individu, mais est nécessaire pour préparer des évolutions plus radicales.
La transition, quant à elle, désigne un processus d’adaptation qui se situe entre deux états distincts : l’ancien et le nouveau. Elle représente une période de réflexion et de réévaluation, comme le décrit Pineau (2024), où l’individu doit naviguer entre des repères obsolètes et une réalité incertaine. C’est une phase de reconstruction des valeurs et des croyances, où les individus réajustent leur identité pour s’adapter aux nouvelles exigences sociales, culturelles ou environnementales. Mezirow (2000) et Pineau (2022) insistent sur l’importance de cette réflexivité critique, qui permet de réévaluer les hypothèses sous-jacentes et de construire des paradigmes durables.
La métamorphose, en revanche, va au-delà de la simple transition. Elle désigne un changement radical et irréversible des structures internes de l’individu, touchant à la fois ses valeurs, ses croyances et son rapport au monde. La métamorphose est un processus de réinvention totale, où l’individu se réapproprie son identité et redéfinit sa place dans le monde. Cela implique une rupture avec l’ancien, mais aussi une réintégration de la nouvelle identité dans une réalité élargie. Selon Kokkos (2020), ce processus se nourrit de la réflexion critique et de la co-création, où l’individu participe à un projet collectif de transformation durable.
Les termes émergents comme métamorphose, co-création et réconciliation écologique témoignent d’une approche plus écosystémique du changement, qui dépasse l’individualisme pour intégrer des dynamiques collectives et écologiques. Cette approche permet de concevoir des processus d’apprentissage qui tiennent compte des interconnexions humaines et environnementales, et cherchent à transformer en profondeur les individus et les sociétés. En somme, l’évolution des discours sur le changement révèle une volonté de repenser l’éducation comme un processus collectif et interconnecté, propice à des transformations durables, inclusives et éthiques.
1. Qu’est-ce qui permet de transformer véritablement ?
Le verbe "transformer" vient du latin "transformare", qui est une combinaison de "trans-" (à travers) et "formare" (former, donner une forme). Littéralement, cela signifie "donner une autre forme", ce qui correspond à l'idée de changer ou de modifier quelque chose. La transformation véritable repose sur une expérience qui touche à la fois l’intellectuel, l’émotionnel et le corporel. Elle implique une rupture avec les routines cognitives et affectives habituelles, souvent catalysée par un environnement ou une situation qui crée un décentrement. Ce processus engage une reconnaissance intérieure de la nécessité de changer et s’accompagne d’un espace de liberté pour explorer de nouvelles façons d’être ou de faire. Transformer véritablement signifie alors métamorphoser. J'emprunte l'expression expérience irréversible de coopération à Laurent Meurseault et j'y ajoute créative pour décrire un état de flow collectif qui vient modifier en profondeur nos croyances sur nos propres capacités à créer le milieu dans lequel nous souhaitons vivre. Co-créer augmente non seulement notre pouvoir d'agir mais aussi celui de ressentir et de raconter un monde commun désirable dont on vient de tisser créativement le premier fil. Nous sommes unis par notre création aussi sûrement que les compagnons du devoir l'étaient à leurs cathédrales. Et cette union traverse le temps.
2. Quelles sont les conditions essentielles pour ancrer durablement ces transformations ?
L’ancrage durable passe par une mise en pratique répétée dans des contextes variés, un accompagnement bienveillant et soutenant et une intégration narrative de l’expérience, c’est-à-dire la capacité à donner sens à ce qui a été vécu et d'en fabriquer des traces ensemble. Le partage avec des pairs et un milieu nouricier sont essentiels pour éviter que l’étincelle initiale ne s’épuise. Je travaille sur l'idée de communautés restauratrices qui place celui qui est en lisière en leadership. L'idée est de créer du soutien mutuel des projets individuels et collectifs dans la durée au-delà d'une rencontre ou d'un temps créatif ponctuel. Il s'agit de sentir mettre au service de ceux qui affrontent le changement de plein fouet.
3. Comment le WU WEI (agir-non-agir) se traduit-il concrètement dans ton approche?
L’approche du WU WEI consiste à créer des espaces où les participants peuvent se laisser traverser par le processus sans chercher à le maîtriser totalement. En ingénierie de formation je parle de cadre vide habitable. C'est une ambiance physique musicale spatiale relationnelle que j'initie et que j'incite à co-créer.
En pratique, cela implique de concevoir des cadres suffisamment structurés pour être sécurisants, mais ouverts à l’émergence, où les interactions et les apprentissages se déploient de manière organique. Cela demande aussi au facilitateur d’être présent et attentif sans surintervenir. Il s'agit de sentir le flow de l'accompagner et de le faire grandir pas de suivre un programme. Je m'appuie sur les désirs. Le désir dans son origine lexicale vient du latin de privatif et siderare étoile. Le désir c'est la privation d'étoiles. Toute la lumière du flow vise à combler ce vide. Ne rien faire si ce n'est laisser la place aux énergies qui s'expriment.
4. De quelles compétences/soft skills avons-nous besoin pour intégrer le Vivant non humain à nos dispositifs de formation?
Les soft skills sont la coopération l'apprendre à apprendre, la créativité et le sens critique il faut aussi évoquer les compétences techniques mais également attitudes de collaboration, de pensée systémique et de conscience éthique pour accompagner les transitions.
Il est essentiel de développer de l’écoute profonde, d’attention élargie et de réceptivité au langage du Vivant non humain. Cela inclut l’humilité, l’émerveillement et la capacité à suspendre le jugement pour accueillir d’autres formes d’intelligence et de relations, par exemplere découvrir la communication inter-espèces. C'est plus facile par une immersion dans la nature car nous disposons intuitivement d'un schéma corporel qui nous lie au monde plutôt qu'il ne nous en sépare, un peu comme dans l'expérience de la main en plastique posée dans la prolongation de son corps dont on ressent qu'elle fait partie de soi et dont on sent quand elle reçoit un coup de marteau. Tout dans notre cerveau nous dit que nozs sommes atteint. Notre corps dispose de liens indissociables au monde et en pleine nature nous recomposons ces liens. Le corps a des capacités émersives c'est ce que nous montre Andrieu quand il étudie la capacité des handicapés à redéployer leur potentiel dans d'autres milieux en plongée en saut en parachute. Notre schéma corporel est aussi un schéma mésologique qui associe le milieu plutôt qu'un schéma qui dissocie et sépare comme l'a argumenté Descartes. La formule “Je respire donc je suis nous relié” plutôt qu'elle ne nous place en surplomb.
5. Comment faire du Vivant autre qu’humain un partenaire de nos dispositifs?
Il s’agit de reconnaître le Vivant non humain comme un acteur à part entière, avec ses rythmes, ses interactions et ses modes d’expression. Concrètement, cela passe pour moi par des immersions dans la nature en itinérance avec des ânes, des dispositifs où les éléments naturels comme la rivière à franchir, la colline à escalader sont des médiateurs ou des co-facilitateurs, et une attention à la réciprocité dans nos interactions avec le Vivant. Cheminer en liberté puis en présence puis en conscience puis en pleine conscience et en réflexivité avec des ânes nous ouvre à de nouveaux registres de sensations de sentiments et de pensée. Progressivement nous apprenons à discerner nos états internes en lien avec le vivant. Nous avons avec mon épouse mis au point un cheminement de notre conscience accompagné par nos ânes. Nous apprenons à y voir plus clair entre émotions et sentiments, sensations et perceptions, cognitions et observations.
6. Où se situe la limite où les supports méthodologiques deviennent contre-productifs ?
Cette limite est atteinte lorsque les outils ou méthodes prennent le dessus sur l’expérience elle-même, la cloisonnent ou l’orientent de manière excessive. Quand ils ne laissent plus place à l’émergence, ils deviennent des filtres qui éloignent de la vérité de ce qui pourrait se vivre. Quand l'écran fait écran ou la trame produit la trace à suivre on perd le chemin la narration nous échappe elle devient exercice de commande. En Ingénierie pédagogique ou en désign c'est la question de la projection qui se pose. Qui projette? Sur quelle surface? Souvent la maîtrise d'œuvre est oubliée, souvent le monde est pensé en schéma ou Diaporama 2D et les solutions apparaissent plaquées. Pour redonner du relief il s'agit de comprendre qu'il y a autant de paysages que de reliefs singuliers. Pour redonner des prises sur le réel il faut dépasser un monde en deux D et évoluer dans l'idée de milieu qui se crée en agissant; ce que Francisco Varela nomme "énaction”. Une chose en entraîne une autre, l'action et la compréhension se nourrissent mutuellement. Tout n'est pas prévisible. Le réel bifurque, il est organique. Il s'agit de convoquer moins de méthode et plus de ressentis aux signaux faibles du milieu. Des lors celui qui intervient designer pédagogue coach manager s'efforce de moins projeter, du latin projectae lancer devant soi et se place côte à côte pour voir dans la même direction que celui qu'il prétend diriger ou aider.
7. Comment faire émerger et agir un milieu non humain dans nos processus d’apprentissage ?
Il faut concevoir des dispositifs qui s’inscrivent dans des écosystèmes vivants, où les interactions avec le milieu ne sont pas accessoires mais centrales. Cela peut inclure l’intégration des cycles naturels, des interactions sensorielles ou des moments de cohabitation et de co-création avec le Vivant. Pour ce que nous faisons avec mon épouse il s'agit d'expérimenter la médiation au vivant avec nos ânes et d'apprendre avec eux à s'apaiser à écouter à observer. Il s'agit d'accueillir la lenteur et dr voir ce que cela nous fait quand on accepte que cela nous traverse.
8. Comment créer des dispositifs inter-relationnels avec une transmission directe avec le Vivant ?
Ces dispositifs pourraient inclure des expériences d’immersion prolongée dans un écosystème (ex shinrin yoku bain de forêt), des pratiques qui favorisent la reliance comme la marche avec un âne en expérimentant le va et vient entre consciousness et awareness, l’observation contemplative d'un ruisseau d'un arbre, ou encore des échanges symboliques et matériels avec le milieu. introduire de la créativité avec du land art, partir de ses sensations primaires en les activant par exemple avec de la danse butô à expérimenter en pleine nature. Rencontrer des habitants d'un territoire partager avec eux des moments de résidence, les écouter. Pour moi vivre et apprendre sont synonymes l'un ne va pas sans l'autre. Vivre est toujours source d'apprentissage et de transformation et l'on ne peut apprendre sans vivre.
9. En quoi réside le potentiel transformationnel de l’expérience ?
Le potentiel transformationnel réside dans la rencontre d’un vécu qui résonne en profondeur avec nos aspirations, nos valeurs ou nos zones d’ombre. Une expérience transformatrice agit comme un révélateur, elle fait émerger une conscience élargie et souvent un sentiment d’appartenance renouvelée à un tout plus vaste. Il y a différentes visions de transformation dans la durée celle de Mezirow jalonnée d'étapes et de moments identifiables de passage et celle plus diffuse de François Jullien avec une vision plus asiatique tout en processus continue ou l'on ne voit pas la transformation opérer. Tout au plus un jour on voit un cheveux blanc devant la glace mais la continuité de soi d'un jour à l’autre prédomine. L'expérience pour se faire apprenante mobilise de la réflexivité.
10. Comment créer des dispositifs expérientiels qui ne fassent pas écran et les valorisent ?
La clé est de les concevoir comme des tremplins, non comme des cadres rigides. Cela implique de miser sur la simplicité, de privilégier l’immersion, et de mettre en avant l’expérience vécue plutôt que l’interprétation. Pour les valoriser, il faut permettre aux participants de partager et de symboliser leurs apprentissages. Proposer une pédagogie des défis ou tout reste à faire où chaque étape se construit en avançant. Cela s’inscrit dans des recherches-action-formation, des accélérateurs de projets ou encore des enquêtes collectives.
11. En quoi le corps est-il clé dans l’intégration des processus de transformation ?
Le corps est à la fois réceptacle et médiateur des transformations. C’est dans le corps que les émotions se manifestent, que les expériences s’inscrivent et que les nouvelles postures se déploient. Une transformation ne peut être durable que si elle est incarnée. Elle vient de l'intérieur de soi. C'est l'image de l'oisillon qui vit lorsqu'il casse lui-même sa coquille mais qui meurt quand la coquille est brisée de l'extérieur. Au début de son développement, l'oisillon possède un petit "bec d'œuf", une excroissance située au bout de son bec, qui est extrêmement dure et pointue. Cette petite protubérance permet à l'oisillon de briser la coquille de l'œuf de l'intérieur. Ce bec d'œuf est formé principalement de kératine, une protéine présente dans les plumes, les griffes, et le bec des oiseaux, qui lui confère solidité et résistance. Le bec d'œuf tombe quand il satisfait son usage. De la même façon, nos corps et leur chimie sont adaptés aux étapes de la vie. Le dosage des hormones, la force musculaire, la capacité à habiter l’espace et à prendre place se modifient tout au long de la vie humaine, apprendre ce qui compose notre dynamique corporelle est essentiel. Pour la facilitation nous nous référons aux trois énergies de la médecine chinoise: le Qi qui est mouvement et transformation continue, le shen qui est l’énergie sociale qui transparaît dans notre posture et le Jing qui est la vitalité issue des caractéristiques héréditaires. Apprendre à reconnaître et accueillir ces énergies c’est apprendre à mettre son corps au service des transformations à l'œuvre en soi et à l’extérieur de soi. Apprendre le mouvement de la toupie à la fois centrée et en même temps tournée vers le monde à 360 degrés.
12. Quelle projection sociétale imagines-tu pour prolonger ces pratiques ?
Une société où les pratiques d’apprentissage et de collaboration intègrent pleinement le Vivant dans une logique de coévolution. Cela pourrait prendre la forme de communautés apprenantes où humains et non-humains participent à la création de milieux résilients, où l’éthique de la réciprocité devient centrale. Concrètement je m'applique à construire des approches pédagogiques qui s'appuient sur le biomimétisme, la co-conception à partir des principes du vivant la permaculture humaine. Nous explorons cela avec mon épouse et nos ânes dans le laboratoire d'innovation que nous construisons en combinant lieu et programme centrés sur la facilitation en intelligence sociétale, le leadership régénératif ou la robustesse.