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APPRENDRE AUTREMENT

APPRENDRE AUTREMENT

APPRENDRE AUTREMENT est le blog dédié aux approches innovantes de la formation dans les organisations


CARL ROGERS (1902-1987) par Fred Zimring*

Publié par CRISTOL DENIS sur 23 Mars 2012, 05:47am

Catégories : #Apprendre

 


Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV, n° 3/4, 1994 (91/92), p. 429-442. ©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000 Ce document peut être reproduit librement, à condition d’en mentionner la source.

 

 

 

* Fred Zimring (États-Unis d’Amérique). Titulaire d’un doctorat obtenu à l’Université de Chicago en 1958, Mr Zimring a  travaillé avec Carl Rogers au Centre de conseil psychologique. Il a enseigné à l’Université de Chicago jusqu’en 1979  avant de rejoindre le Département de psychologie de la Case Western Reserve University, où il est actuellement en poste. Fred Zimring s’intéresse, sur le plan théorique, aux effets de la thérapie axée sur le client et, en matière de recherche, à l’impact sur le plan cognitif de la description des sentiments. Il es corédacteur en chef de Person-Centered Journal, revue consacrée à l’approche thérapeutique axée sur le client.

 

 

Carl Rogers fut l’un des plus éminents psychologues américains de sa génération. Il avait de la nature humaine une conception peu commune à partir de laquelle il élabora une psychothérapie originale qui lui donna une vision personnelle de l’éducation. 

 

Une certaine contradiction marque sa carrière. En effet, ses qualités personnelles ainsi que ses compétences en matière de psychologie sont largement reconnues, il est cité dans de nombreuses études comme l’un des psychologues américains les plus influents, et pourtant, sa démarche thérapeutique a provoqué de nombreuses controverses. Sa méthode était à l’image de l’idée qu’il se faisait de la nature humaine. Il considérait, en effet, que l’individu possède en lui une capacité de s’auto-actualiser qui, une fois libérée, lui permet de résoudre ses propres
problèmes. Plutôt qu’agir en expert qui comprend le problème et décide de la façon dont il doit être résolu, le thérapeute doit, selon lui, libérer le potentiel que possède le patient (que Rogers préfère appeler « client ») pour résoudre par lui-même ses problèmes personnels.
C’était là une conception de la thérapie qui ne pouvait que susciter la controverse, car elle allait à l’encontre de l’idée, généralement répandue au sein de la profession, que le patient, ou client, a besoin d’un spécialiste pour résoudre ses problèmes.
C’est la même conception de la nature humaine qui a inspiré ses écrits sur l’éducation, dans lesquels il affirme que l’élève a des motivations et des enthousiasmes qu’il appartient à l’enseignant de libérer et de favoriser.

 

On comprendra peut-être mieux la pensée de Rogers lorsqu’on saura qu’il est né dans une famille du Middle West américain où les valeurs rurales étaient à l’honneur. Certaines de ces valeurs qui prônent l’initiative comme vecteur d’autonomie ont pu faire naître chez Rogers la conviction que l’individu agira toujours pour son bien si on ne l’oblige pas à se conformer à l’apprentissage dicté par la société. L’expérience acquise par Rogers en milieu rural l’avait convaincu de la vigueur et du caractère inéluctable de la croissance, ou germination, des éléments naturels. Sur le plan intellectuel, sa formation a été dominée par l’empirisme de John Dewey et les principes théologiques du libéralisme protestant défendu, notamment, par Paul Tillich, qui mettaient l’accent sur la dimension intérieure de l’expérience religieuse.
L’intérêt de Rogers pour la nature et le phénomène de croissance, qui ne s’est jamais démenti tout au long de son existence, le conduisit à entreprendre des études d’agronomie à l’Université du Wisconsin où il passera plusieurs années avant de se découvrir une vocation religieuse. En 1924, il entra au séminaire de théologie de l’Union (Union Theological Seminary) où, après deux années d’études, il s’aperçut qu’il lui serait impossible de travailler dans un domaine où l’on exigeait de lui l’adhésion à une doctrine religieuse spécifique.
C’est alors qu’il rejoignit le centre de formation pédagogique de l’Université de Columbia où il fut fortement influencé par l’enseignement de William H. Kilpatrick dans le domaine de la philosophie de l’éducation et où il découvrit les thèses de John Dewey qui font de l’expérience la base de l’apprentissage. Rogers devint spécialiste de psychologie clinique et notamment de thérapie infantile, profession qu’il exerça pendant douze ans à la Rochester Child Guidance Clinic. Après avoir pratiqué, dans un premier temps, les méthodes traditionnelles, il commença, vers la fin de son séjour à Rochester, à remettre en question les pratiques autoritaires en vigueur en matière de diagnostic et de traitement, acquérant peu à peu la conviction que ses clients savaient mieux que lui ce qui était important et qu’on pouvait s’en remettre à eux pour définir leur évolution post-thérapeutique.

 

En 1940, Rogers quitta Rochester pour l’Université d’État de l’Ohio. Il prit alors conscience qu’il avait élaboré une nouvelle conception de la psychothérapie qu’il présenta dans Counselling and Psychotherapy (1942). Dès son installation à l’université, il accorda une place plus importante à l’expérience dans son enseignement, demandant à ses étudiants de déterminer l’orientation et le contenu des cours.

 

Devenu membre de l’Université de Chicago en 1945, et de plus en plus conscient de l’originalité de sa conception de la thérapie, il publia en 1951 un ouvrage intitulé Client- Centered Therapy. Dans le chapitre consacré à « l’enseignement centré sur l’étudiant », il établit un parallèle entre l’évolution de sa conception de l’enseignement et celle de ses idées concernant la psychothérapie. Cette évolution l’avait notamment amené, à partir d’une position de « non-directivité », à privilégier les attitudes par rapport aux techniques. Le premier principe qu’il énonce dans ce chapitre est le suivant : « Nous ne pouvons inculquer directement à autrui un savoir ou une conduite ; nous pouvons tout au plus faciliter son apprentissage. » Selon lui, le rôle du maître doit être de créer une atmosphère favorable à l’enseignement, de rendre les objectifs aussi explicites que possible, et d’être toujours un recours pour les élèves.

 

Les conditions essentielles
Carl Rogers exposa en 1957 l’essentiel de ses idées en matière de psychothérapie dans un article intitulé The Necessary and Sufficient Conditions of Therapeutic Personality Change et il étendit par la suite ses idées à l’éducation. Parmi les six conditions énoncées, trois sont essentielles. L’une d’entre elles stipule que « [...] le thérapeute doit bien vivre sa relation avec le patient et y être parfaitement intégré ». La notion de « congruence » du thérapeute, c’est à
dire le fait d’être véritablement lui-même, qu’il appelle également sincérité ou authenticité du thérapeute, renvoie à la conscience que celui-ci peut avoir de la façon dont il vit la relation avec le patient, ou client, et de son attitude à son égard. Elle suppose qu’il soit prêt à discuter de ce vécu si celui-ci fait obstacle à la réalisation des deux autres conditions essentielles.
La seconde condition est que « le thérapeute doit faire preuve d’un respect inconditionnel à l’égard du client ». Rogers précise que : « dans la mesure où le thérapeute accepte avec confiance et compréhension toutes les facettes de l’expérience de son client comme éléments intégrants de sa personnalité, il éprouvera à son égard un sentiment de
respect inconditionnel ». La dernière des conditions essentielles est que le « thérapeute doit faire preuve de compréhension empathique à l’égard du système interne de référence de son client, c’est à dire une compréhension avec la personne et non avec le sujet, et s’efforcer de lui communiquer ce sentiment » ; Rogers précise : « Ressentir l’univers particulier du client comme si c’était le sien propre, mais sans jamais oublier la restriction qu’implique le « comme si », c’est cela l’empathie, et elle semble indispensable à la thérapie ».

 

Il convient de souligner que, pour Rogers, ces conditions sont aussi nécessaires que suffisantes, et ce qui n’est pas nécessaire devrait être noté. Hormis les conditions précitées, rien d’autre importe vraiment à ses yeux. Le thérapeute n’a pas à comprendre la personnalité ni les problèmes de son client, pas plus qu’il ne doit le guider dans la recherche de la solution à ses problèmes. Il suffit qu’il soit sincère et accepte le client sans réserves, en faisant preuve de compréhension et de sensibilité à son égard.

 

Dans l’article intitulé Significant Learning in Therapy and in Education paru en 1959, Rogers définit un ensemble de conditions applicables à l’éducation analogues à celles qu’il avait énoncées pour la psychothérapie et il les présente comme suit :
il ne peut y avoir de véritable apprentissage que dans la mesure où l’élève travaille sur des problèmes qui lui sont réels; cet apprentissage ne peut être facilité que dans la mesure où l’enseignant est authentique et sincère.
Enfin, l’enseignant qui est capable d’accueillir et d’accepter les élèves avec chaleur, de leur témoigner une estime
sans réserve, et de partager avec compréhension et sincérité les sentiments de crainte, d’attente et de découragement qu’ils éprouvent lors de leur premier contact avec des matériels nouveaux, celui-là aura largement contribué à créer les conditions d’un apprentissage authentique et véritable.
Après une dizaine d’années passés à l’Université de Chicago, Rogers rejoignit l’Université du Wisconsin qu’il quitta en 1963, prenant ainsi définitivement congé de l’enseignement supérieur. Il travailla ensuite jusqu’à sa mort, survenue en 1987, au sein d’instituts privés, le Western Sciences Behavioral Institute d’abord, puis le Center for the Studies of the Person.
C’est au cours de cette période que ses écrits, et en particulier l’ouvrage intitulé Freedom to Learn, publié en 1969, commencèrent à refléter son intérêt pour l’ensemble des problèmes de l’éducation.

 

Dans cet ouvrage, qui fit l’objet d’une seconde édition révisée sous le titre Freedom to Learn for the 80s (1983), Rogers privilégie la recherche du savoir en tant que processus. Du fait de l’évolution constante du contexte dans lequel nous vivons, nous sommes, écrit-il :
[...] confrontés, dans le domaine de l’éducation, à une situation totalement inédite dans laquelle, si nous voulons survivre, l’objectif de l’éducation doit être de faciliter le progrès et l’apprentissage. Seul peut être considéré comme éduqué celui qui a appris à évoluer et à s’adapter, qui a pris conscience qu’aucun savoir n’est définitivement acquis et que seul le processus de formation permanente peut servir de fondement au sentiment de sécurité. La capacité d’évolution, qui passe par la priorité accordée au processus par rapport au savoir statique, tel est le seul objectif raisonnable que l’on puisse assigner à l’éducation dans le monde moderne (p.104).

 

Roger décrit ensuite ses objectifs dans les termes suivants :
Pour moi, faciliter l’apprentissage est l’objectif essentiel de l’éducation, la meilleure façon de contribuer au développement de l’individu qui apprend, et d’apprendre en même temps à vivre en tant qu’individus. Je vois le processus permettant de faciliter l’apprentissage comme une fonction susceptible d’apporter des réponses constructives, provisoires et évolutives à certaines des interrogations les plus importantes qui assaillent l’homme aujourd’hui (p. 105).

 

Il explique ensuite comment atteindre cet objectif :
Nous savons [...] que la mise en place de ce type d’apprentissage ne dépend pas des qualités pédagogiques du formateur, pas plus que de son savoir dans un domaine particulier et pas davantage de l’agencement du programme d’études qu’il a mis au point. Elle ne dépend ni de sa façon d’utiliser des auxiliaires audiovisuels, ni de son recours à l’enseignement programmé, ni de la qualité de ses cours et pas davantage du nombre de livres utilisés, bien que ces différents éléments puissent, à un moment ou un autre, s’avérer fort utiles. Non : un véritable apprentissage est conditionné par la présence d’un certain nombre d’attitudes positives dans la relation personnelle qui s’instaure entre celui qui « facilite » l’apprentissage et celui qui apprend (p. 105-106).

 

La première des trois attitudes (il s’agit, appliquées à l’éducation, des trois conditions essentielles mentionnées ci-dessus) est le « caractère vrai » de celui qui facilite le processus d’apprentissage, qualité que Rogers définit comme suit :
Parmi ces attitudes positives essentielles, la plus importante est sans doute le caractère vrai, ou authenticité. Le travail sera d’autant plus efficace qu’il s’agira d’une personne sincère et authentique qui s’assume telle qu’elle est et établit avec l’élève une véritable relation sans chercher à se dissimuler derrière une façade. J’entends par là que les sentiments dont cette personne fait l’expérience lui sont accessibles et sont accessibles à sa conscience, qu’elle est capable de les vivre, de s’identifier à eux et, le cas échéant, de les communiquer. Cela signifie qu’elle va instaurer un dialogue direct avec l’élève sur la base d’une relation de personne à personne, qu’elle est elle-même, sans reniement ni censure.
Ce que je suggère, dans cette perspective, c’est que le formateur soit vrai dans sa relation avec ses élèves. Il peut faire preuve d’enthousiasme, de lassitude, s’intéresser à eux, se mettre en colère, se montrer compréhensif et bienveillant. Assumant ces sentiments comme les siens propres, il n’aura nul besoin de les imposer à ses élèves. Il pourra apprécier ou détester le travail de l’un d’entre eux sans que cela implique que celui-ci, ou son travail, soit objectivement, bon ou mauvais. Il ne fera qu’exprimer, à propos de ce travail, un sentiment qu’il éprouve personnellement. Il sera ainsi pour ses élèves une personne authentique et non l’expression désincarnée d’un programme qu’il leur faut étudier ou un vecteur stérile de transmission des connaissances d’une génération à l’autre (p. 106).

 

Valorisation, acceptation et confiance constituent un deuxième groupe d’attitudes positives que Rogers décrit en ces termes :
Chez ceux qui excellent à faciliter l’apprentissage, on note une autre attitude que j’ai observée et dont j’ai fait l’expérience personnellement, mais qu’il est difficile de désigner d’un terme unique ; j’en proposerai donc plusieurs. Il s’agit selon moi de valoriser celui qui apprend, ses sentiments, ses opinions, sa personne. Il s’agit de lui témoigner une attention bienveillante sans que celle-ci soit possessive. Il s’agit d’accepter l’autre en tant que personne distincte dotée de qualités propres. Il s’agit d’une véritable confiance, de la conviction intime que cette autre personne est digne de confiance. Quel que soit le nom que l’on donne à cette attitude - valorisation, acceptation ou confiance, par exemple - elle se manifeste sous des formes très diverses. Le formateur chez lequel cette disposition d’esprit est particulièrement marquée peut accepter sans restrictions les craintes et les hésitations qu’éprouve l’élève au moment d’aborder un nouveau problème, tout comme il acceptera la satisfaction que celui-ci tire de sa réussite. Un tel enseignant peut accepter l’apathie occasionnelle d’un élève, ses envies soudaines d’aller explorer les zones marginales de la connaissance tout autant que les efforts qu’il s’impose pour atteindre des objectifs importants. Il peut accepter des sentiments susceptibles, à la fois, de perturber et de favoriser le processus d’apprentissage, qu’il s’agisse de rivalité fraternelle, de refus de l’autorité ou d’un questionnement sur ses aptitudes personnelles. Ce que nous décrivons là correspond à la valorisation de celui qui apprend en tant qu’être humain imparfait mais riche de sentiments et de potentialités. C’est la traduction opérationnelle par le formateur de sa foi et de sa confiance fondamentales dans les capacités de l’organisme humain (p. 109).

 

Une troisième attitude positive est celle que Rogers commente en ces termes :
La compréhension de l’autre, profonde et authentique, constitue un élément supplémentaire contribuant à créer un climat propre à l’auto-apprentissage fondé sur l’expérience. Lorsque l’enseignant est capable de comprendre les réactions de l’étudiant de l’intérieur, de percevoir la façon dont celui-ci ressent le processus pédagogique, là encore la probabilité d’un apprentissage authentique s’en trouve accrue.
Cette attitude est radicalement différente du mode traditionnel de compréhension fondé sur l’évaluation et qui se traduit par la formule classique : « Je comprends ce qui ne va pas chez vous ». Fondée sur la sensibilité et la compréhension des sentiments de l’autre, elle suscite chez l’élève une réaction du genre :
« Enfin, quelqu’un comprend ce que j’éprouve et ce que je ressens sans essayer de m’analyser ou de me juger. Je peux à présent m’épanouir, me développer et apprendre ».


Se mettre à la place de l’élève, voir le monde à travers ses yeux : une telle attitude est plus que rare chez les enseignants. On pourrait écouter des milliers de récits relatant la façon dont les choses se passent en classe sans trouver un seul exemple d’empathie, fondée sur la compréhension des sentiments d’autrui et clairement exprimée. Pourtant, quand elle existe, son effet déclencheur est extraordinaire (p. 111-112).

 

Rogers admet qu’il est difficile d’acquérir ces dispositions d’esprit, comme en témoigne le passage suivant :
il est naturel que nous ne soyons pas toujours dans les dispositions d’esprit que je viens de décrire. Certains enseignants posent la question suivante : « Que se passe-t-il si, à un moment donné, je ne parviens pas à me mettre à la place de mes étudiants, à les valoriser, à les accepter tels qu’ils sont ou à les aimer ? » Je réponds à cela que parmi toutes les attitudes indiquées, l’authenticité est la plus importante. Ce n’est pas un hasard si je l’ai placée en tête de ma description. Si donc on ignore pratiquement tout de l’univers intérieur de ses élèves ou si l’on éprouve de l’aversion pour eux ou leur comportement, il sera vraisemblablement plus constructif d’être soi-même que de prétendre les comprendre ou s’intéresser à eux.

Pourtant, ces notions ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent. Si l’on veut être authentique, honnête ou vrai, il faut d’abord l’être vis à vis de soi-même. Je ne peux pas être vrai à propos d’autrui dans la mesure où j’ignore ce qu’est sa réalité. Pour être vraiment honnête, je ne peux parler que de ce qui se passe en moi (p. 113).

 

A titre d’exemple, Rogers rapporte la réaction d’une enseignante face au désordre dans lequel des élèves de terminale avaient laissé la classe après un cours de dessin. Elle leur tint le discours suivant : « Un tel désordre me rend folle ! Je suis ordonnée et j’aime les choses bien rangées ; ce que je vois me met hors de moi ! ». Cet incident inspire à Rogers le commentaire suivant : « [...] supposons qu’au lieu d’exprimer ses sentiments ainsi, elle l’ait fait d’une façon détournée, telle qu’on l’utilise beaucoup plus couramment à tous les niveaux du système éducatif. Elle aurait pu dire : « Je n’ai jamais vu d’enfants aussi désordonnés. Vous vous moquez bien de l’ordre et de la propreté. Vous êtes vraiment infernaux ! ». Ce ne serait pas là un exemple d’authenticité ou de sincérité au sens où je l’entends. Il y a entre ces deux réactions une différence profonde que je voudrais préciser : dans la seconde réaction, l’enseignante n’exprime rien de personnel et elle ne fait aucunement partager ses sentiments.
Certes, il n’a pas échappé à ses élèves qu’elle est en colère mais, compte tenu de leur
perspicacité, ils peuvent se demander si c’est vraiment à cause d’eux ou parce qu’elle vient d’avoir une altercation avec le directeur. Sa réaction n’a pas l’honnêteté de celle qui consiste à leur faire part de ce qu’elle-même ressent, de son irritation et de son exaspération.
La seconde réaction se caractérise aussi par le fait qu’elle est constituée de jugements ou d’évaluations discutables, comme la plupart des jugements. Ces élèves sont-ils désordonnés, ou sont-ils simplement surexcités et pris par ce qu’ils font ? Sont-ils tous, sans exception, désordonnés ou se peut-il que certains soient aussi choqués qu’elle par le chaos ? ».
Rogers était bien conscient des difficultés de ce qu’il demandait aux enseignants :
En fait, parvenir à l’authenticité se révèle extrêmement difficile, quels que soient les efforts accomplis dans ce sens. Ce n’est certainement pas une question de mots ; si l’on se sent d’humeur à porter un jugement, l’utilisation d’une formule toute faite donnant l’impression que l’on partage les mêmes sentiments ne sera pas d’un grand secours. Ce sera une façon de plus de dissimuler notre manque d’authenticité derrière une façade.
Apprendre à être vrai, sincère ne peut se faire que progressivement. En effet, il faut d’abord se préparer à être à l’écoute de ses sentiments, être capable d’en prendre conscience. Il faut ensuite accepter le risque de les partager, tels que nous les éprouvons en notre for intérieur, sans les maquiller en jugements ou les attribuer à autrui (p. 114).

 

Les principes de l’apprentissage
Rogers a résumé comme suit quelques-uns des principes régissant l’apprentissage (Rogers, 1969, p. 114) :
1. L’être humain possède des aptitudes naturelles à apprendre.

2. L’apprentissage authentique suppose que le sujet soit perçu par l’étudiant comme pertinent par rapport à ses objectifs. Cet apprentissage s’effectue très rapidement lorsque l’individu poursuit un but précis et qu’il juge les matériels pédagogiques qui lui sont présentés de nature à lui permettre de l’atteindre rapidement.
3. L’apprentissage qui implique une modification de son organisation personnelle - de la perception de soi - représente une menace et l’élève a tendance à lui résister.
4. L’apprentissage qui constitue une menace pour le soi est plus facilement perçu et assimilé lorsque les menaces extérieures sont minimales.
5. Lorsque le soi n’est que faiblement menacé, l’expérience peut être perçue de façon différente et le processus d’apprentissage peut s’effectuer.
6. Un véritable apprentissage s’opère en grande partie par l’action.
7. L’apprentissage est facilité lorsque l’élève participe au processus.
8. L’apprentissage spontané qui met en jeu la personnalité de l’élève dans sa totalité - sentiments et intellect confondus - est le plus profond et le plus durable.
9. L’indépendance, la créativité et l’autonomie se trouvent facilitées lorsque l’autocritique et l’auto-évaluation sont privilégiées par rapport à l’évaluation par des tiers.
10. Dans le monde moderne, l’apprentissage le plus important du point de vue social est celui qui consiste à bien connaître la façon dont il se déroule, et permet au sujet d’être constamment disposé à expérimenter et à intégrer le processus de changement.

 

Les principes définis par Rogers concernant les moyens de faciliter l’apprentissage (Rogers, 1969, p. 164) reprennent ses réflexions méthodologiques sur ce point.
1. Il est essentiel que le formateur, ou enseignant, crée dès le départ l’atmosphère ou le climat dans lesquels se déroulera l’expérience vécue par le groupe ou la classe.
2. Le formateur contribuera à la définition et à la clarification des objectifs personnels de chacun des membres de la classe ainsi que des objectifs généraux communs au groupe. Rogers précise, à propos du formateur, que : « s’il ne craint pas d’accepter des objectifs antagonistes et conflictuels, s’il est capable de permettre à un individu d’exprimer librement ce qu’il a envie de faire, il contribue alors à la création d’un climat propice à l’apprentissage ».
3. Le formateur utilisera, comme principale motivation d’un véritable apprentissage, le désir de chaque étudiant de réaliser les objectifs qui lui tiennent à coeur.
4. Il s’efforcera de constituer un ensemble de ressources pédagogiques aussi vaste que possible pour que les élèves puissent les utiliser facilement.
5. Il se considérera comme un recours mis à la disposition du groupe.
6. Face aux réactions des membres de la classe, il tiendra compte aussi bien de celles qui sont d’ordre intellectuel que des réactions affectives, en s’efforçant de donner approximativement à ces deux types de réactions l’importance qu’elles revêtent pour l’individu ou le groupe.
7. Une fois que le groupe se trouvera dans un climat d’acceptation, le formateur pourra s’y intégrer progressivement et exprimer ses opinions à titre purement individuel.
8. Il prendra l’initiative de partager ses sentiments et ses pensées avec le groupe sans leur attribuer la moindre valeur d’autorité mais simplement à titre de témoignage personnel que les élèves seront libres d’accepter ou de récuser.
9. En classe, le formateur fera constamment preuve de vigilance afin de détecter les réactions affectives profondes ou violentes.
Rogers précise que ces manifestations doivent être accueillies avec compréhension et susciter une réaction de confiance et de respect clairement exprimée.
10. En facilitant le processus d’apprentissage, le formateur s’efforcera de prendre conscience de ses limites et de les accepter.

 

En développant ce principe, Rogers explique de quelle façon ce processus doit prendre en compte ces limites et ce que doit faire le formateur lorsqu’il ne se trouve pas dans un état d’esprit propre à favoriser l’apprentissage :
Il [le formateur] peut accorder une totale liberté à ses étudiants dans la mesure où il n’éprouve pas de réticence à le faire. Il ne peut faire preuve de compréhension à leur égard que dans la mesure où il désire effectivement avoir accès à l’univers intérieur de ses étudiants. Il ne peut partager ses pensées et ses sentiments avec eux que dans la mesure où il s’estime suffisamment solide pour prendre ce risque [...]. Dans bien des cas, ses dispositions d’esprit ne permettront pas de faciliter l’apprentissage : il aura une attitude suspicieuse à l’égard de ses élèves et sera dans l’incapacité d’accepter des positions qui diffèrent profondément des siennes, ce qui provoquera en lui de la colère et du ressentiment face à leur attitude à son égard. Il pourra être fortement tenté de se comporter essentiellement en juge et en examinateur. Celui qui éprouve ce type de sentiments peu propices à un bon apprentissage s’efforcera de les analyser de plus près, d’en prendre clairement conscience et de les exprimer tels qu’il les éprouve. Une fois qu’il aura communiqué ces colères, ces jugements, ces sentiments de défiance à l’égard d’autrui, non pas en tant que réalités objectives mais comme l’expression de sentiments personnels, le formateur s’apercevra que l’atmosphère aura été purifiée et qu’un véritable échange pourra désormais s’instaurer entre lui et ses élèves. Cet échange pourra l’aider efficacement à surmonter les sentiments qu’il éprouve, lui permettant ainsi de jouer son rôle de façon plus authentique.

 

L’application des principes de Rogers
Ces principes ont été mis en pratique dans un certain nombre de contextes pédagogiques, notamment dans le cadre de programmes ou d’initiatives visant à renforcer la dimension humaine dans l’enseignement médical ou à modifier le système scolaire en Californie ainsi que dans le domaine de la formation pédagogique. Ils ont également inspiré un programme d’études supérieures en soins infirmiers mis en place au Collège universitaire d’études médicales de l’Ohio.

 

Dans ce dernier programme, conduisant à la délivrance d’une maîtrise en soins infirmiers, l’application des principes de Rogers s’est constamment heurtée à deux problèmes.

Le premier tenait au partage du pouvoir et des responsabilités entre les enseignants et les étudiants. Dans certains cas, les enseignants n’ont pas tenu compte de leurs propres limitations et ont accordé aux étudiants des libertés qu’ils ont eu du mal à accepter par la suite. C’est ainsi que plusieurs d’entre eux ont dispensé les étudiants d’activités que l’ensemble du corps enseignant considérait comme essentielles pour leur formation. Les enseignants ont parfois été
blessés par les réserves des étudiants quant à l’intérêt des enseignements qui leur étaient proposés. Un article (Chickodonz et al., 1983) relate cette expérience en ces termes :
Créer un climat permettant aux étudiants de s’exprimer librement s’est avéré extrêmement difficile. Les explications purement verbales données par les enseignants ne suffisaient pas pour que les étudiants se sentent en confiance. Il fut très malaisé de faire prévaloir l’honnêteté et la confiance, notamment dans les rapports entre étudiants et enseignants, lorsque ceux-ci tournaient à l’affrontement. A mesure qu’un certain pouvoir leur était reconnu, les étudiants s’opposaient souvent vivement aux enseignants sur les exigences du programme et les conditions d’obtention du diplôme.
On s’aperçut progressivement que l’approche centrée sur la personne n’avait rien d’un modèle pédagogique idéaliste et utopique. On se rendit compte qu’il s’agissait d’une relation interpersonnelle entre l’enseignant et les étudiants.

 

Ce qu’il fallait, c’est que l’expérience, tant de l’enseignant que de l’étudiant, soit reconnue. Le deuxième problème majeur concernait l’évaluation des étudiants et leur notation.
En tant que membres d’un établissement universitaire, les enseignants étaient censés évaluer les étudiants. Selon ces derniers, ce type traditionnel d’évaluation ne permettait pas de les associer au contrôle et à la responsabilité de leur apprentissage. Les enseignants mirent progressivement au point des méthodes permettant aux étudiants de participer au processus d’évaluation, par exemple en définissant clairement les critères d’évaluation avant que les
sujets d’examen soient connus et que les étudiants aient rédigé leur copie. Une autre méthode consistait, pour les enseignants, à formuler des observations sur un projet que l’étudiant était ensuite autorisé à refaire. Un autre moyen auquel on eut également recours pour la notation fut l’évaluation par les pairs.

 

Ce programme eut un triple effet sur les étudiants. D’une part, ils acceptèrent progressivement d’avoir une plus grande part de responsabilité dans leur apprentissage et devinrent plus autonomes. D’autre part, ils se sentirent un peu moins impuissants du fait qu’ils pouvaient exercer un pouvoir accru au sein de l’institution universitaire. Enfin, ils établirent avec les enseignants des rapports d’interdépendance plus étroits.
Appliqués à l’éducation, les principes de Rogers qui viennent d’être énoncés ont souvent donné des résultats positifs. Toutefois, les responsables administratifs de certains établissements scolaires et les bureaucraties conservatrices se sont parfois opposés aux changements en cours et ont interrompu certains programmes. Rogers a constaté que la réussite ou l’échec de l’application de ses principes était largement conditionné par la nature des politiques suivies en matière d’éducation et par la stratégie adoptée par l’établissement d’enseignement.

 

Outre les différents constats de réussite ou d’échec, de nombreux travaux de recherche ont été effectués pour déterminer les effets sur les étudiants de ce type d’enseignement propre à faciliter l’apprentissage. Les études d’Aspy et de Roebuck font état de mesures réalisées par des évaluateurs dûment formés sur des attitudes positives de compréhension et de respect, à partir d’enregistrements sonores d’échanges au sein de la classe. L’évaluation des enregistrements a porté non seulement sur les attitudes propres à faciliter l’apprentissage mais aussi sur l’analyse des interactions de Flanders et sur la taxonomie des objectifs en matière d’éducation de Bloom.

 

Aspy et Roebuck font état des résultats suivants (Rogers, 1983) : « Dans le cadre d’une étude portant sur 600 enseignants, on a comparé 10.000 élèves depuis la maternelle jusqu’à la terminale bénéficiant d’un haut niveau de compréhension et de respect de la part de leurs enseignants formés à ces méthodes avec un groupe-contrôle d’élèves dont l’apprentissage n’était pas facilité au même degré par leurs enseignants. Il est apparu que les élèves dont l’apprentissage était facilité au maximum
1. manquaient moins souvent l’école au cours de l’année ;
2. amélioraient leurs performances aux tests d’auto-description, signe d’une plus grande estime de soi ;
3. obtenaient de meilleurs résultats dans les matières scolaires, notamment en mathématiques et en lecture ;
4. avaient moins de problèmes sur le plan de la discipline ;
5. commettaient moins d’actes de vandalisme en milieu scolaire ;
6. amélioraient leurs scores aux tests de Q.I. (scores K-5) ;
7. augmentaient leurs scores aux tests de créativité effectués entre septembre et mai ;
8. étaient plus spontanés et utilisaient des formes de raisonnement plus complexes.

 

En outre, ces effets positifs étaient cumulatifs. Les résultats des élèves placés sous la responsabilité d’enseignants efficaces sur le plan fonctionnel s’amélioraient en fonction du nombre d’années consécutives passées avec ce type d’enseignant, ce qui n’était pas le cas avec les autres élèves (Rogers, 1983, p. 202-203) ».

 

Les mesures d’Aspy et de Roebuck ont porté sur des résultats en lecture, en mathématiques et en anglais. Aspy et Roebuck ont formé un certain nombre d’enseignants qu’ils ont amenés à acquérir ces attitudes et ils ont ensuite comparé les résultats de leurs élèves avec ceux d’élèves dont les enseignants n’avaient pas été formés. Le tableau 1 cidessous [télécharger l'article original si vous souhaitez le tableau] illustre les résultats de l’une de ces études. Au total, nous avons vu que Rogers s’intéressait davantage aux motivations de l’étudiant et à son moi profond qu’à la façon dont il convenait de lui dispenser un enseignement. Selon lui, il existe chez l’étudiant une capacité innée de développement, un processus d’actualisation de la personnalité qui, une fois enclenché, conduira à un auto-apprentissage plus rapide, plus approfondi que l’apprentissage traditionnel et dont les effets seront plus durables.

 

Les processus d’actualisation de la personnalité sont enclenchés lorsque l’enseignant manifeste une certaine attitude. En d’autres termes, ces processus peuvent se mettre en oeuvre et l’auto-apprentissage peut commencer lorsque l’enseignant valorise l’étudiant et réagit, sans la moindre réserve, avec compréhension et respect pour son univers intérieur, ses intérêts et ses enthousiasmes. L’histoire des programmes d’enseignement auxquels on a tenté d’appliquer ces conceptions pédagogiques témoigne de la difficulté qu’éprouvent les enseignants et les responsables administratifs à changer d’attitude, à partager leur pouvoir et leur responsabilité, et à faire confiance au désir intrinsèque d’apprendre de leurs élèves. Elle prouve également que lorsque les enseignants et les responsables administratifs changent d’attitude, les motivations, l’apprentissage et le comportement des élèves s’en trouvent améliorés.

 

 

 

Texte original avec les annexes et la bibliographie

 

http://www.ibe.unesco.org/fileadmin/user_upload/archive/publications/ThinkersPdf/rogersf.pdf

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