Le sociologue Boltanski est bien connu des DRH pour ses écrits sur « les cadres » ou « le nouvel esprit du captalisme ». Si Boltanski a d’abord développé ses recherches au sein du Centre de Sociologie européenne, dirigé par Raymond Aron puis Pierre Bourdieu, c’est pour ensuite construire au sein d’une riche production une pensée féconde dont le fil directeur le conduit au présent ouvrage. La thèse proposée dans ce livre a pour ambition de contribuer au renouvellement actuel des pratiques de l’émancipation. Elle se propose d’articuler l’approche sociologique critique qui affirme le primat des déterminations et l’approche pragmatique de la critique qui met l’accent sur les mécanismes d’oppression. Six parties appuient le plaidoyer. La première est un recensement des théories critiques qui s’appuie sur le concept polémique de domination sociale. Cette partie pointe la difficulté d’observer les dominations, celles-ci s’exprimant le plus souvent par des relations de pouvoir, rationalisées, et nécessairement justifiées pour durer. L’objet même de la sociologie critique serait le dévoilement des dispositifs de dissimulation. Mais l’une des difficultés propres aux sciences sociales de laquelle ne peut se préserver le chercheur est qu’elles ont pour objet des êtres humains capables de réflexivité, et de jugement sur ce qu’ils vivent. La neutralité du chercheur serait donc un leurre. La réflexivité fait donc pleinement parti du jugement critique qui cherche à composer entre description de la société et critique adressée à un ordre social. Pour conserver une posture scientifique, tout le jeu de la critique sociologique consiste à s’appuyer : sur des normes par exemple sur une anthropologie philosophique du potentiel humain, sur l’écart entre l’officiel et l’officieux, ou encore en confrontant les prétentions morales et de montrer les contradictions immanentes de l’ordre social. La deuxième partie montre les limites de la sociologie critique, notamment développée par Bourdieu, envisage une sociologie pragmatique de la critique. Ce qui est reproché à Bourdieu c’est avant tout la réduction de la réflexivité propre aux individus déterminés par des processus et des habitudes ou illusionnés dans leurs choix, les situations sont négligées au profit des dispositions ou des structures. La sociologie pragmatique de la critique consacre un changement de perspective décrivant « le monde social comme la scène d’un procès autour duquel les des acteurs, en situation d’incertitude, procèdent à des enquêtes, consignent leurs interprétations de ce qui se passe dans des rapports, établissent des qualifications et se soumettent à des épreuves ». La distance critique que prennent les acteurs des épreuves de la réalité vécue sont au cœur de l’approche. La critique est ici limitée au changement possible perçu par les acteurs. La réalité perçu par un individu isolé reste incertaine, alors que lorsqu’un collectif renvoie une analyse partagée la réalité individuelle se trouve renforcée. La « montée en généralité » devient alors la condition nécessaire de réussite d’une protestation publique. Le passage de l’isolé, du fragmenté à un état collectif constitue l’un des objectifs premiers du travail d’émancipation. La troisième partie sur le pouvoir des institutions les envisage soit comme un objet juridique (l’état, le syndicat…), soit comme un objet social empirique (opposé à des « faits naturels »). Dans la mesure ou l’introduction dans les discours sociologiques associe institution et domination, tout phénomène lié à une institution est potentiellement porteur d’une domination. Cette distinction renvoie à l’incertitude de la construction sociale de la réalité. En somme selon la façon dont la réalité est perçue l’émancipation engage différents registres d’action. Lorsque se dessine une certitude de la réalité la contestation produit une confirmation de la réalité, au contraire, lorsqu’il y a introduction du doute, la contestation produit une critique. Alors que le premier registre d’action permet aux acteurs de se regrouper par une plus grande tolérance dans l’interprétation de la réalité et de gérer leurs contradictions, le second porté par une réflexivité plus forte introduit plus de morcellement et de radicalité par des constructions divergentes de la réalité puisque c’est la structure même de la réalité qui est mise en question. Les registres d’action s’établissent en outre sur la base de langages, de prise de sens, de confirmation, de rituels, qui les révèlent. La quatrième traite de la nécessité de la critique vis à vis d’institutions qui d’une part facilitent des accords sémantiques et rendent le monde plus intelligible, mais d’autre part exercent une violence symbolique. La nécessité de la critique provient de l’écart irréductible entre l’institution et son incarnation par un porte-parole condamné à la fatalité d’un point de vue singulier, mais aussi de l’écart entre l’inadéquation des formulations officielles par rapport aux situations ou les personnes s’engagent et agissent. Mais si ces formulations officielles sont inadaptées c’est qu’elles revêtent une autre fonction qui est de se confirmer régulièrement pour assurer une autorité régulièrement contestée. Confirmation et critique apparaissent alors comme deux fonctions qui s’entre-définissent mutuellement. Pour Boltanski le monde social serait soumis à trois genre d’épreuves : des épreuves de vérité mises en œuvre par les instances de confirmation, des épreuves de réalité qui sont mises en œuvre pour faire face à une situation de dispute et enfin des épreuves existentielles conservant un caractère individuel et portant le plus fort de la critique par un effet d’exemplarité. L’agencement et la confrontation des épreuves dévoilent des univers de signes, des incomplétudes, des incohérences, des actes, des contingences. La cinquième partie intègre la critique au regard des régimes politiques de domination. La visibilité des formes de critiques idéalistes ou analogiques serait caractéristiques de la modernité, certainement exacerbée par une progression du déni de réalité, et un décalage croissant des discours officiels parvenant de plus en plus difficilement à justifier l’existant, même au travers d’une démultiplication des rituels ou épreuves de vérité. Dés lors une forme nouvelle de domination serait constituée d’une exploitation prenant le changement comme instrument. Dans une telle domination le changement est simultanément une nécessité et une représentation, une fin et un moyen. L’effet de confusion permet de perpétuer une domination. Par ailleurs, la conduite d’un remodelage des représentations et de la réalité, des épreuves et des modes de qualification se produisent dans une justification gestionnaire instrumentale, maîtrisant la critique en l’incorporant. C’est en effet sur le management qui s’est d’abord imposé dans les entreprises puis dans les administrations que s’appuieraient les dominations actuelles. Le gain résulterait de l’exploitation de différentiels ou de la maximisation des asymétries politiques et économiques. Et enfin la sixième partie conclusive plaide pour l’émancipation au sens pragmatique. Celle-ci passerait par l’augmentation de la puissance de ceux qui sont porteurs d’une critique, et la consolidation de leur pouvoir pour modifier les contours de la réalité. L’auteur analyse les classes sociales comme un moyen d’établir une critique et d’engager un dialogue avec des « responsables » (élite politico-économique) qui inscrivant leurs actions dans des temps longs s’affranchissent des règles, et justifient leurs dérives. L’orientation réflexive permettrait selon l’auteur à regarder en face les contradictions et à essayer de les dépasser. Une meilleure identification des mécanismes d’exploitation permettrait leur remise en cause, en particulier concernant les évaluations scolaires et bureaucratiques qui jouent un si grand rôle dans le maintien des hiérarchies sociales. Finalement aux dires de l’auteur la rencontre contradictoire de l’institution et de l’émancipation n’est pas vouée à tourner en boucle mais à permettre et renouveler des formes de relations. La lecture de cet essai stimulera certainement les DRH dans leur réflexion sur es nouvelles relations qui s’installent dans leurs entreprises.