En phase avec les propos du moment sur « les classes moyennes à la dérive », la « rébellion des cadres », ou encore la « tentation du retrait » l’analyse fine du déclassement donne des clés de compréhensions de phénomènes sociaux qui agitent les entreprises sans être véritablement perçus ni même pris en compte. Camille Peugny est sociologue. Les résultats présentés dans cet ouvrage proviennent d’une thèse de doctorat réalisée au laboratoire de sociologie quantitative du CREST et à l’observatoire sociologique du changement de sciences po. Les travaux ici défendus portent sur la mobilité sociale et sur les conséquences politiques des inégalités entre les générations. Le propos développé par Peugny interpelle les DRH d’entreprise qui s’interrogent sur les comportements d’une partie des collaborateurs qui ne se reconnaissent pas dans leurs emplois et adoptent au travail des comportements de retrait ou de rébellion. La démonstration est redevable à deux méthodes. Tout d’abord une approche statistique richement nourrie d’études de l’INSEE conforte le terrain observé. Ensuite des entretiens et des récits de déclassés viennent illustrer l’apport des grands nombres. Trois chapitres argumentent le propos. Le premier chapitre tente une explication à l’augmentation paradoxale du nombre de déclassés. Alors que le nombre d’hommes et de femmes qui s’étaient élevés au-dessus de la condition de leurs parents était significative après guerre et jusque dans les années 60, cette espérance de promotion n’a cessé de décroître depuis le tournant des années 60. Une dégradation généralisée des perspectives de mobilité sociale est constatée. Ce mouvement global de moins en moins ascendant se constate sous deux perspectives. Depuis le bas de la structure sociale, les trajectoires sociales se font de plus en plus difficiles. Ainsi parmi les filles et les fils d’ouvriers la part des trajectoires vers le salariat d’encadrement diminue au fil des cohortes. A l’aube de la quarantaine 33% des fils d’ouvriers et employés qualifiés nés entre 1944 et 1948 exerçaient un emploi de cadre ou de profession intermédiaire contre 25% de leurs homologues nés 20 ans plus tard. Dans le même temps les trajectoires descendantes depuis le haut de la pyramide se font plus fréquentes. Ainsi parmi les fils de cadres et professions intellectuelles supérieures, le taux d’accès à un emploi de même niveau que le père est maximal pour les générations nées au milieu des années 40 (56%) et diminue régulièrement. Le taux de déclassé passe de 14% à 25%. L’auteur conclue au sacrifice d’une génération liée à une dynamique de la structure sociale nettement moins favorable. Si la France s’est dotée des cadres et professions intermédiaires dont elle avait besoin après guerre, le rythme d’expansion d’emplois qualifiés a fortement chuté ; le poids des groupes sociaux ne variant pas de façon linéaire mais de façon saccadée. La crise économique qui s’installe dans les années 70 explique la dynamique moins favorable de cette structure sociale. Le diplôme apparaît comme le premier rempart face au risque de déclassement. Le diplôme semble une protection qui se transmet en particulier pour les enfants de professeurs et de professions libérales. Cependant la protection du diplôme contre le déclassement ne vaut pas pour tous. Par exemple pour un enfant de cadre, elle n’est réellement observable qu’à partir d’un bac+5. L’auteur montre que l’accès à un diplôme dépend de moins en moins de ses conditions de naissance. Il y voit l’effet de la généralisation de l’enseignement supérieur. Mais en ce qui concerne le lien entre le diplôme et la condition sociale occupée, l’auteur se fait moins optimiste. Au fil des générations, le poids du diplôme dans le statut social atteint par les individus tend à diminuer au profit des caractéristiques de l’ascendance. Ce phénomène est constaté partout en Europe et consacre la dévaluation des titres scolaires. Le déclassement qui s’opère produit des frustrations sociales et interroge les politiques scolaires qui produisent de plus en plus de diplômés déclassés, le discours sur la méritocratie semble remis en question par les statistiques. Le deuxième chapitre montre comment l’expérience du déclassement pousse les individus à se situer entre rébellion et retrait. Si les pathologies de la promotion sociale ont bien été analysées, notamment en terme de conflit identitaire entre groupe d’origine et groupe d’accueil celle du déclassement ont fait l’objet de moins d’études. Le sentiment de déclassement est étudié dans le cas du chômage, mais le déclassement intergénérationnel génère des frustrations spécifiques. Trois conditions se réunissent pour que naisse un puissant sentiment de frustration : l’aspiration à la réussite sociale insatisfaite, le sentiment d’injustice quant à la rentabilité du diplôme, l’appréciation d’irréversibilité d’une trajectoire. L’expression de la parole des déclassés se fait douloureuse. Les entretiens réalisés par l’auteur montrent qu’ils n’ont généralement pas conscience que leur trajectoire est située dans un contexte historique ou leurs parents ont fait figure d’exceptions ascendantes eux-mêmes revenant dans une logique de lignée. Il en résulte des sentiments d’isolement, d’échec personnel, de ne pas trouver sa juste place, de contestation de la compétition économique et sociale. Le troisième chapitre esquisse des conclusions politiques du phénomène. Si un raccourci entre trajectoire déclassée et vote extrême en particulier pour le front national n’est pas franchi, l’auteur démontre statistiquement qu’une frange des voix des déclassés s’oriente vers cette expression politique. Ces constats concordent avec d’autres observations à partir de l’étude des votes qui témoignent d’une montée du conservatisme en période de crise. En conclusion, cet ouvrage factuel et documenté contribuera à alimenter une veille sociale. Par ces temps troublés socialement on ne saurait que trop recommander aux DRH de pousser les portes de l’entreprise et d’observer les transformations en cours dans la société tout entière pour éviter le risque de fonder des politiques de ressources humaines par trop adaptatives à quelques paramètres économiques exclusifs, en négligeant les aspects sociaux qui travaillent la société dans son ensemble. Si le thème de la formation au service d’une politique de promotion sociale par le travail date d’après guerre, on peut s’interroger sur l’opportunité de son actualisation.