Jean Pierre Bouchez ancre son propos dans son expérience de DRH de grandes entreprises, puis de consultant dans des firmes de conseil et in fine dans celle de chercheur ; 3 exemples éminents de travailleurs du savoir. Depuis quelques années, il trace un sillon et affine la description d’un monde de services qui est en train de se dessiner sous nos yeux. Après les « Nouveaux travailleurs du savoir » et « Manager les travailleurs du savoir », le « Management invisible » enrichit la réflexion et tente de répondre à des questions essentielles pour une économie de la connaissance sur : Qui sont les professionnels du savoirs ? Quelles sont les façons de les manager au quotidien? Comment les organisations identifient t-elles et valorisent elles leur capital intellectuel ? La première partie brosse les enjeux et établit des perspectives. Elle montre que le nombre de travailleurs du savoir (chercheurs, journalistes, formateurs, ingénieurs, informaticiens, juristes, consultants…) explose. Mais ceux-ci ne sont pas logés à la même enseigne. Co-existent en fait différents niveaux de travailleurs du savoir sur un continuum allant des utilisateurs, reproducteurs de savoir aux créateurs, et innovateurs lançant les tendances. Pour décrire les « knowledge workers » Bouchez mobilise deux critères celui de la nature dominante de l’activité effectuée et celui de l’intensité de la relation et de l’interaction avec le client. Si les entreprises de matière grise croissent c’est en lien avec les cycles économiques et technologiques. Depuis la bibliothèque d’Alexandrie, l’auteur remarque la collusion d’objets physiques ayant pour fonction de stocker traiter et manipuler l’information, d’organisations humaines qui ont préservé et exploité le savoir et des acteurs agissant dans ces différentes institutions. Depuis cette époque la part consacrée aux savoirs invisibles n’a cessé de croître pour connaître une importante accélération au XIX éme siècle avec l’avènement d’une société des services et la croissance corollaire des cadres et professions intellectuelles supérieures. Le passage vers des économies fondées sur le savoir et les connaissances s’accroît. L’auteur reprend le néologisme d’âge néotique pour en rendre compte. Celui-ci se caractérise par un monde constitué de choses de l’esprit, de produits culturels, de langages, notions, théories et connaissances objectives connecté au monde des choses extérieures et au monde des expériences vécues. Les investissements en connaissances se démultiplient. En prenant l’exemple américain, l’auteur montre que le poids relatif du stock de capital intangible (éducation et formation, santé, sécurité et mobilité, recherche et développement), aurait dépassé le stock de capital tangible (structures et équipements, stocks, ressources naturelles), entre les années 70 et 90. En lien avec les technologies et ses machines et les services et ses relations, le savoir et ses cerveaux deviendrait de plus en plus important dans l’économie de la connaissance. La deuxième partie décrit les formes organisationnelles et balaye les perspectives stratégiques des entreprises de matière grise. Il s’agit ici d’un approfondissement des modèles de la bureaucratie professionnelle cognitive et de celui des adhocraties cognitives et identitaires esquissés par l’auteur dans ses ouvrages précédants à partir des travaux de Minzberg. Des exemples de modèles hybrides viennent à l’appui de la description. La troisième partie nous alerte sur la façon de manager les compétences et les talents des travailleurs et professionnels du savoir. L’importance de l’environnement de travail y est mis en exergue, ainsi que la difficulté du management. Pour comprendre et influer sur un travail invisible, les managers sont souvent en posture hybride ils participent activement aux activités de leurs équipes. Ils sont tenus d’être expérimentés et professionnels dans les compétences métiers. Mais le risque de tension et de conflit ne sont pas absents et la position s’avère précaire. Le positionnement dans une échelle de réputation et de prestige s’inscrit dans la progression professionnelle et confère une légitimité pour diriger. La gestion des carrières est particulièrement délicate. Les exemples de management de chercheur ou de consultants proposés en sont de bons exemples. Le management prend imperceptiblement pour objet le talent à la place de la compétence. Le talent se définit comme la combinaison de l’excellence et de la différenciation. Le capital intellectuel gagnerait en influence sur le capital financier. En conclusion de cette partie l’auteur propose de penser le management des travailleurs savoirs à travers une prééminence des logiques professionnelles. Il nous invite donc à une lecture sociologique. La quatrième partie cerne les concepts de capital intellectuel et savoir utile. Ces concepts se frayent un chemin au travers un ensemble notionnel comprenant des actifs immatériels, des biens intangibles, le patrimoine invisible ou des ressources grises ou toutes combinaisons croisées de ces noms et adjectifs. Les liens entre capital intellectuel, humain, structurel et relationnel sont mises en évidence, ainsi que la progression élargie de la notion de capital immatériel aux parties prenantes (dirigeants, clients, fournisseurs, actionnaires…), qui même si il ne participe pas au bilan des sociétés, les mettent en péril quand il fait défaut. Un paragraphe de l’ouvrage est particulièrement éclairant pour expliciter la transformation du savoir en valeur et en profit. Le cycle va de l’identification à la valorisation et passant par le repérage, le stockage, la formalisation, l’enrichissement et la diffusion. Ce cycle met à l’œuvre une logique méthodologique (centrée sur les étapes et les aspects techniques) et une logique à dominante sociologique centrée sur les comportements d’acteurs. La conclusion présente deux scénarios le premier valorise la création, la pensée et l’innovation, il évite que le deuxième ne se réalise c’est à dire une reproduction de savoirs peu coûteux car recyclés, relookés, réutilisés jusqu’à l’usure. Il nous épargne que le commerce des idées ne soit pas uniquement l’installation de pratiques d’offshore, la vente de prestation standardisée et industrialisée et finalement inadaptées. A l’issue de cette lecture nous aurions envie d’aller plus loin et de demander à l’auteur d’explorer comment les instances éducatives, les écoles les universités produisent ces travailleurs du savoir, et comment éviter que ceux-ci ne soient dominés par leur savoir comme on a pu le voir des experts de la finance avec la crise actuelle.