Raffaele Simone est linguiste, professeur à l’université Roma Tre de Rome. Il s’intéresse aux révolutions cognitives que traverse l’humanité. Il explique comment après l’invention de l’écriture, puis celle de l’imprimerie, internet et la média-sphère correspondent à une mutation anthropologique dont les effets se font sentir sur le fonctionnement de l’esprit. Il part du constat que les personnes, leurs équipements, leurs conversations, leurs sonneries décident de notre écosystème. Nous sommes englobés dans la média-sphère en tant qu’acteur et plus seulment en tant que spectateur. Nous sommes pris à partie. La convergence est le phénomène qui place sur le même support le téléphone, les fonctions télématiques, le terminal radio, l’appareil photo, la webcam, le GPS sur un seul objet portable et mobile. Avec un tel outil l’humanité passerait d’une logique de l’adaptation à une logique de l’exaptation. C’est désormais l’organe qui crée la fonction. L’ubiquité des médias vient transformer la noosphère, c’est-à-dire l’ensemble des pensées, des évaluations, des opinions, des conceptions les plus diverses qui habitent l’esprit humain. Le changement technologique et médiatique à l’œuvre a des effets sur le contenu des connaissances mais aussi sur la manière dont elles sont catégorisées. Le cadre de la connaissance mute. L’ancienne charpente du savoir est incapable de rendre compte.
L’auteur distingue plusieurs formes d’intelligence. Tout d’abord, la vision alphabétique aurait constitué un enrichissement de l’appareil cognitif et développé l’intelligence séquentielle. Mais les modalités sensorielles par lesquelles nous connaissons évoluent. A l’intelligence séquentielle liée à l’usage des livres et de l’écriture serait mise en concurrence à une intelligence non alphabétique, une intelligence de l’œil et de l’oreille. L’auteur la qualifie d’intelligence simultanée. Pour l’auteur les canaux de sens sont différemment sollicités tout au long de l’histoire humaine. L’écoute linéaire, la vision non alphabétique, la vision alphabétique se sont succédées. Chaque façon de percevoir le monde a influencé notre façon de penser. Par exemple avec l’invention de l’écriture, les instruments de la mémoire se modifient. Les rimes et rythmes odyssées, des odes et des sagas ne sont plus utiles pour mémoriser. Ensuite, avec l’imprimerie l’auditeur de vient lecteur. Il peut appréhender l’ouvrage de façon silencieuse et personnelle. Il peut acquérir une sensibilité à des événements lointains dans le temps et dans l’espace et développer une sensibilité sociale. Depuis plus de 50 ans les canaux auditifs et visuels augmentent, à en croire les tests PISA, l’intelligence alphabétique et linéaire commence à régresser dans les pays occidentaux. Les médias audiovisuel sont plus faciles d’accès par rapport aux textes et aux livres car ils sont plus rapides et plus conviviaux. Ils activent une iconicité plus riche et sont multi-sensoriels. La lecture pour sa part garde l’avantage de pouvoir être dirigée dans son rythme, dans l’approfondissement des idées notamment par des renvois vers d’autres connaissances. Le texte possède aussi une autre qualité. Par ailleurs la rédaction d’un texte oblige à l’auteur à faire comme s’il était son propre récepteur et d’être plus précis qu’un discours oral. Il offre la possibilité d’être retouché, allongé ou diminué. Le texte sous l’effet de l’écriture change de nature, non seulement parce que le discours écrit se détache de son auteur, mais aussi parce qu’en atteignant un état de stabilité, il gagne en spécificité. Avec le texte numérique, la stabilité est remise en question. Le texte est modifiable sans limite en démultipliant les opérations et sans laisser de traces. Le texte numérique devient immatériel, délocalisé. Il est de plus en plus difficile de savoir où il a été conçu et par qui il a été reçu, où s’il a été transféré avec ou sans ajouts. Pour Simone le passage du texte oral, au texte écrit et enfin au texte numérique conduit à la dissolution de l’auteur et avec lui de la responsabilité et du droit d’auteur. Mais Simone va plus loin. Il montre comment ce qui était confondu le texte et le livre est en train de se séparer. Les textes peuvent vivre sans les livres. Avec cette assertion plusieurs présuppositions disparaissent : le primat de l’auteur, l’achèvement de la rédaction, l’originalité du texte. Le texte en tant que corpus inviolable protégé de toutes intruisions extérieures a vécu. Simone montre bien les différences entre texte parlé, texte écrit et texte numérique.Il montre comment internet transforme l'écologie et l'éthologie de l'écriture et de la lecture. L'environnement de l'écriture et de la lecture change avec les liseuses électroniques du même que le comportement des lecteurs et de ceux qui écrivent. La lecture devient en effet multimodale et conviviale. Il est même possible de repérer des passages et de les échanger avec d'autres lecteurs. Si le livre était une masse définie, tenait en main, si l'on pouvait en faire des copies, si ses pages pouvaient abriter des trésors, si on pouvait le collectionner le tenir ouvert ou déplié, le e-book posséde d'autres propriétés. Il dématérialise le texte, il n'a pas de corporéité, pas d'odeur spécifique, il est léger et le transfert de texe se fait en silence.
Simone nous indique comment la charpente même du savoir est atteinte. La façon dont chacun fabriquait son encyclopédie personnelle est touchée. Il décrit deux sociétés et deux modèles du savoir pour cela. La première, est celle des sociétés traditionnelles où le savoir est transmis par la tradition. Il est préféré à l'innovation. L'espace consacré à la critique et aux révisions conceptuelles est très faible. Pour Max Weber, une telle société est "basée sur l'autorité de l'éternnel hier" et les habitudes à respecter. Dans de telles sociétés traditionnelles, la charpente du savoir est organisé de façon systématique en discipline hiérarchisée. L'ensemble forme un système. Chaque secteur renvoie à un autre dans une volonté de classement puis de transmission par cycle. Dans la modernité la charpente du savoir est toute différente car il y a une démultiplication des sources de connaissances et de données, un éparpillement des mémoires personnelles, un schéma de navgation plutôt que de classement. C'est aussi une charpente qui supprime les intermédiaires et les garants. L'idée de système est remplacée par celle de bricolage. Enfin contenant et frontière sonts érodés textes et auteurs se dissolvent. Avec une telle charpente, l'école est dépassée car elle est trop lente sur le plan cognitif mais aussi sur le plan méthodologique.
Ce que nous apporte Simone, c'est un brin de nostalgie pour un monde passé, mais aussi des pistes pour mieux comprendre ce qui est en train de se construire sous
nos yeux et peut être avec nous.