La gestion ou le management si l’on prend un vocable à connotation plus anglo-saxonne n’en finit pas de faire couler de l’encre. Deux courants en France animent le questionnement. D’une part un courant critique issu des sciences de gestion, d’autre part un courant sociologique. Déjà Le Goff avait dénoncé les méfaits de « l’illusion du management », et Gaulejac ceux de la « société gestionnaire ». L’ouvrage présenté ici s’inscrit dans ce courant sociologique et essaye d’expliquer le développement des modes managériales depuis maintenant plus d’un demi-siècle. Valérie Boussard est maître de conférence de sociologie à l’université de Versaille-Saint-Quentin-en-Yvelines et diplômée d’HEC. Elle a déjà publié en collaboration « l’Aveuglement organisationnel » et « le Socio-manager ». Ses travaux interrogent le monde du travail et ses logiques organisationnelles. Trois idées fortes structurent l’ouvrage. Dans une première partie, l’invention de la forme gestionnaire est décortiquée. La gestion et ses logiques propres y sont décrites avec les critères de maîtrise, de performance et de rationalité. La gestion est présentée à travers son corps de techniques et de méthodes. Ceux ci supposant pour être mis en œuvre un substrat technique, une philosophie gestionnaire et une vision simplifiée de l’organisation. Ainsi le fonctionnement de la gestion se laisse voir à partir de l’articulation de dispositifs et de discours. Pour arriver à ce constat l’auteur remonte aux origines de la gestion et précise les modalités historiques de gouvernance et notamment le rôle de l’organisation et de la division du travail, celui de l’obéissance, de la conformité et du contrôle social, et enfin la surveillance par les enregistrements comptables et les rapports d’audit. L’invention de la gestion apparaît historiquement comme la conduite rationnelle des affaires, puis dans les années 1830 le contrôle des échanges économiques, et vers 1870 la gestion devient contrôle du travail pour se consolider dans les années 20. Pour l’auteur la gestion serait une forme sociale consubstantielle au capitalisme, basée sur un ensemble de paradigmes tels que le positivisme, le calcul, l’abstraction. Paradigmes permettant de passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses, pour reprendre une formule fameuse. Ceci s’avérant possible par le développement de comportements humains orientés vers de l’auto-contrôle. La forme gestionnaire se diffuse largement dans de nombreuses sphères publiques et privées jusqu’à en devenir évidente. La deuxième partie s’efforce de montrer quels sont les effets du « logos gestionnaire ». Dans un premier point il s’agit de vérifier l’écart entre les discours prônant une forme sociale juste, neutre et vertueuse et la réalité des pratiques. Justement l’auteur montre les pratiques de prescription, d’imposition, d’enregistrement, de vérification, du contrôle invisible (auto-contrôle). Finalement les dispositifs de gestion sont décrits comme des dispositifs de pouvoir, ou comme une technique de domination. La troisième partie établit un panorama exhaustif des professionnels de la gestion. L’espace professionnel de la gestion est constitué d’une part des cadres, managers, comptables, et des ingénieurs. Les enseignants chercheurs et les consultants et leurs savoirs académiques et méthodes tournées vers l’imitation du modèle américain sont décrits. Cet espace serait traversé par une dynamique de professionnalisation, ferait l’objet d’un marché et de concurrences professionnelles. La gestion est ensuite dépeinte comme un travail avec une nécessité d’adaptation et d’interprétation des dispositifs par les managers, qui se distinguent comme la figure professionnelle de référence. Ce rôle de manager est institutionnalisé. Pour fonctionner, il se réfère à des normes (comme par exemple les normes ISO) et des dispositifs qui s’avèrent être des accessoires indispensables. Dans le même temps le manager s’adapte à ces normes et s’efforce de devenir le professionnel de leur installation. Enfin l’auteur montre le fonctionnement de l’espace des professionnels de la gestion (enseignants – consultants – managers) fonctionnant en réseau et se renforçant mutuellement dans leurs approches, méthodes et discours. La conclusion montre l’écart entre l’activité performative du discours gestionnaire et les pratiques réelles. « Le discours permet de cacher des pratiques de disciplinarisation du travail bien à l’opposé de ce que présente le discours gestionnaire ». Cette conclusion donnant à la gestion une place de choix dans le développement de l’économie capitaliste. Enfin, il est à remarquer que l’ouvrage est richement documenté, agréable à lire et solidement argumenté.