Michel Chauvière est directeur de recherche au CNRS, membre du centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (CERSA) ses travaux portent sur les politiques du social et du familial. Il est l’auteur ou le coauteur d’une œuvre de 16 ouvrages. Il nous livre ici une analyse du processus de chalandisation qui formate les consciences. Ce thème s’inscrit dans ce que d’autres auteurs ont nommé la société gestionnaire. Société pour laquelle la performance et sa mesure s’invitent au cœur même des relations humaines et annoncent une managérialisation des rapports sociaux. Chauvière montre à travers l’analyse d’un nouveau lexique comment le vocabulaire de l’entreprise s’est imposé dans tout le secteur social, et comment les idéaux de solidarité nationale, d’émancipation ou d’éducation ont été repris à leur compte par le monde des affaires. Trois parties appuient la démonstration. La première est une description de la société de services et du fétichisme de la qualité en vogue, la seconde part du domicile des accès et des usages et affirme le primat du client et enfin la dernière partie présente ce que l’auteur désigne sous le terme de domanialisation du traitement social et la conversion au marché des compétences sociales.
La description de la société des services à autrui présentée dans la première partie revient sur une histoire déjà longue. Le passage de l’esprit de service à la prestation de service s’enracine dans la charité chrétienne et les corporations de l’ancien régime. Dans l’ancien caritatif le croyant gagne sa part de ciel. Mais au XIX éme la critique adressée à la serviabilité à autrui repose sur l’idée de résultats faiblement efficaces. L’état social qui se met en place au XX éme siècle s’adosse aux services publics qui relaient les missions régaliennes. Les fonctions sociales sont prises en charge par la collectivité. Les autres services marchands sont d’initiative privée pendant que la loi de 1901 libéralise et unifie les contrats d’association. Aujourd’hui le secteur des services regroupe jusqu’à 70% des emplois. La croissance des services aiguise les appétits. Les acteurs lucratifs s’intéressent à la modernisation du secteur social sous l’argument de l’emploi, ils cherchent à solvabiliser leur offre, souvent avec l’aide de l’état. Face à cette déferlante bousculant des acteurs associatifs l’auteur évoque une colonisation et donne l’exemple de l’aide à domicile se structurant sous l’égide d’opérateurs recherchant avant tout un profit. Peu à peu les services sociaux sont gagnés par le business, si le « social de gestion » ou le « social de bien être » se constituent en marché des services, le « social de crise » s’inscrivant dans des traitements longs et difficiles comme la délinquance, la psychiatrie ou la protection de l’enfance maltraitée perdure. Cette structuration du marché s’accompagne des effets pragmatiques de la décentralisation et de la construction européenne qui encouragent l’obtention de résultats. La question sociale fait désormais l’objet d’une offre marketing, d’une gouvernance, d’une tarification à l’acte et d’une recherche de solvabilité, éloignée des pratiques sociétales de solidarité. Dans le même temps, la qualité s’impose en tant que norme absolue dans une stricte logique de performance. Elle légitime au passage des exigences nouvelles et appelle à des résultats tangibles. La deuxième partie de l’ouvrage dénonce les réifications du social en acte. Le domicile vécu, juridique, économique ou administré sert à mieux fixer les identités et les appartenances et vaut comme une métaphore matérialiste de la famille. La figure de plus en plus encadrée et administrée de l’accès aux droits s’envisage dans la nouvelle culture du capitalisme, distinguant ceux déjà sur-inscrits socialement et les autres qui devraient être guidés pour y accéder. La troisième partie de l’ouvrage montre la domanialisation du social ou le retour des fiefs. A l’état providence a succédé le département providence mais dans le même temps se développent des inégalités sociales de traitement, des incertitudes quant au développement local, une multiplication des groupes d’acteurs. Entre les échelons nationaux, régionaux, départementaux s’immiscent prés de 33100 associations employant 747 000 salariés dont l’objet est l’action sociale. Se jouent alors des partenariats à moins que cela ne soient des allégeances à la subvention ? L’explosion de l’emploi social et la dérégulation des conditions de professionnalisation laisse la place à de nombreux acteurs qui s’installent sur le marché avec d’autres références. Cette irruption ou ce renouvellement produit des dérégulations professionnelles mais également un renouvellement de l’ingénierie sociale. L’ingénierie et ses compétences vient concurrencer la sphère clinique et ses qualifications. Un glissement de logique s’opère vers un modèle rationnel-légal régulé en amont par des expertises et des agences. Incidemment le social en tant que travail, cède la place au social en tant qu’emploi. Cette prédominance de l’emploi justifie un format productiviste d’organisation du travail. En conclusion le secteur de l’action sociale prend un tournant utilitariste, et des affairistes s’installent. Ces derniers remettent en question les trois critères de l’action sociale : l’institutionnalisation, la professionnalisation et la démocratisation. Prestation et relation de services sont les principaux marqueurs du nouveau mode de pilotage. L’ouvrage de Michel Chauvière est éclairant sur le phénomène de marchandisation d’un secteur d’activité, le « secteur social ». Les jeux complexes se nouant entre une multiplicité d’acteurs sont mis à jour ainsi que les contradictions inhérentes à la croissance d’un champ de pratiques avec des finalités et des visions différentes. L’auteur en appelle à un nouveau pacte social ou le service public et la gestion publique aurait un rôle à jouer.