Le rapport au travail des cadres évolue. Au sein du « salariat de confiance », de nouveaux comportements se font jour. La population des cadres, 3 millions d’individus aujourd’hui a fortement progressé depuis les premiers travaux du début des années 80 de Luc Boltanski[1] qui d’ailleurs préface l’ouvrage. L’auteur Eric Roussel entretient la double qualité de formateur au CNAM et de chercheur au LESMA. Il entreprend de nous donner à comprendre la dynamique de ce groupe social au regard de son rapport au travail. Ce texte est important pour des DRH. Les cadres sont en effet des collaborateurs clés dans les entreprises, tout à la fois porteurs de mobilisation des équipes (66% d’entre eux sont aussi des managers), mais également détenteurs de compétences métiers. Loin du livre de management exposant des recettes à suivre, ou du pensum idéologique « Vies de cadres » est une enquête de terrain à l’intersection des histoires individuelles, catégorielles et sociétales. L’approche adoptée combine récits de vies, cas singuliers et collecte rigoureuse de faits sociologiques. Deux parties constituent l’enquête. Alors que la première partie décrit les cadres au travail, la deuxième s’efforce de rendre compte et d’analyser leurs comportements à partir de la réalité subjective vécue notamment au regard de leurs trajectoires professionnelles. Les 2 premiers chapitres présentent une recomposition des espaces. Par recomposition des espaces extérieurs, l’auteur pointe la complexification des organisations qui se trouvent progressivement imbriquées dans des ensembles aux contours flous, introduisant des hiérarchies supplémentaires, un éloignement des lieux de décisions, un brouillage des figures de pouvoir, empêchant une projection de son destin professionnel. Quant aux espaces intérieurs de l’entreprise ils connaissent également des transformations, comme par exemple l’écrasement des lignes hiérarchiques, ou la mise en place d’organisation matricielle. Transformations qui finissent par affecter la reconnaissance et des spécificités du fait d’être cadre. Le chapitre sur la métamorphose du pouvoir, explicite les transformations des visages de l’autorité. Suite aux critiques adressées aux contrôles pesant sur les individus eux-mêmes dans des processus de production normés, l’autorité glisse d’une emprise sur les corps à « une emprise sur le psychisme et l’imaginaire ». Ce bouleversement modifie considérablement l’exercice de l’encadrement vers une forme euphémisée mais bien réelle du pouvoir prenant le nom d’adhésion par influence. Ces premiers chapitres étayent la thèse d’un sentiment d’interchangeabilité des cadres. Le quotidien et le contenu du travail des cadres est marqué par deux tendances : la poly activité et l’accélération. « la sollicitation des cadres est permanente, leur travail haché et morcelé tend vers toujours plus de condensation et d’immatérialité ». Les cadres sont amenés à gérer le chaos, avec une multiplicité de référents spatiaux, temporels, affectifs et actifs. Ces défis quotidiens sont sources de tensions auxquelles les cadres répondent par un surengagement, un désinvestissement, une interprétation subjective d’une réalité de contraintes exacerbées en « mission honorable et transcendante », parfois en croyant dans le mythe pour sauver la face, ou en endossant le masque et le rôle de l’idéal du cadre. Les 4 chapitres de la deuxième partie prennent en considération le souci de soi des cadres à partir de 4 aspects. L’impact des « à côtés du travail », ou l’expérience du chômage constitue une découverte crue de l’interchangeabilité qui porte une forte charge émotionnelle. Le contrat tacite contribution/rétribution est dénoncé unilatéralement par les entreprises et transforme radicalement le rapport des cadres au travail et à l’entreprise. La projection anticipée de soi dans une carrière est également affectée par les nouvelles modalités de gestion clivantes. Les frontières émergeantes augmentent la perception d’appartenir à des populations d’élus ou d’exclus, de cadres à potentiel ou sans potentiel. Ces modes d’élection-sélection échappent à une partie des cadres démunis de repères pour prendre en main la construction de leur carrière. Avec l’effritement d’une représentation stratifiée et hiérarchisée de l’espace au profit d’une conception à géométrie variable de l’organisation de la production, les anciens schémas mentaux de la construction des carrières perdent de leur opérationnalité. L’adhésion à l’action collective, semble limitée à des cas bien spécifiques, la plupart du temps défensif. Le glissement d’un syndicalisme catégoriel issu d’une triple prise de distance à la classe ouvrière, au patronat et au pouvoir public à un syndicalisme d’individuation n’est pas encore de mise ; comme si il existait un héritage mental qui consiste à penser que lorsqu’on occupe une position statutaire dans l’organisation du travail celle-ci est incompatible avec le fait d’être syndiqué. Le dernier chapitre illustre le rapport au temps de travail des cadres. Le début et la fin du travail des cadres s’avèrent une frontière délicate à trouver avec la prolifération des technologies de communication. Cette frontière touche à l’engagement contractuel existentiel. Celui-ci est appréhendé différemment selon les contraintes personnelles (notamment lié au sexe), mais également en fonction de l’appréciation des écarts entre espérance subjective et chances objectives d’ascension professionnelle. La conclusion de l’ouvrage conforte l’idée d’une précarisation des identités cadres. Ces derniers face à un éclatement du groupe et des références de celui-ci ont du mal à se penser dans la différence et la ressemblance avec d’autres catégories. Il en découle un repli sur soi préjudiciable à la compréhension de l’autre. Pour l’auteur c’est l’espoir renfermé dans leurs trajectoires professionnelles individuelles qui permet aux cadres de gérer et d’absorber les contradictions et les paradoxes. Si la figure archétypale du cadre continue à jouer un rôle attractif, c’est au risque de renoncement d’une partie de soi, d’abandon face à un idéal inatteignable. Alors même que le « statut cadre » a fini par se banaliser et ne constitue plus un signe de reconnaissance patent, le pouvoir symbolique attaché à cette catégorie demeure. Il devient urgent pour les DRH de penser de nouvelles références, ou d’interpréter les anciennes autrement, de telle façon que l’investissement de soi des cadres reste élevé.
[1] Boltanski L (1982), Les cadres : la formation d’un groupe social, Les éditions de minuits, Paris