Le rôle des dirigeants dans l’éducation et la formation
Une partie des dirigeants joue un rôle prononcé sur les évolutions de « la société de la connaissance ». Il s’agit de ceux qui influencent les structures éducatives. On les trouve dans les cabinets ministériels, dans les institutions publiques (universités, écoles, d’ingénieur, business school, institut d’administration de l’entreprise), ou dans des institutions privées (centre de formation, université d’entreprise, direction des ressources humaines), ou encore dans des cabinets de conseil. Ils assurent des fonctions politiques, de direction, d’ingénierie, d’évaluation. Ils influencent les choix éducatifs tout aussi bien pour les enfants que pour les adultes. Par l’agrégation d’une multiplicité de choix, par la combinaison de décisions sur l’architecture des bâtiments d’enseignement, les orientations de programmes, la préférence pour des méthodes d’enseignement, le recrutement de tel formateur ou enseignant, la priorisation de tel objectif de certification, ils renforcent ce qui est désigné par l’expression « système éducatif ».
Le délitement du système
Ce que décident en conscience ces recteurs, proviseurs, directeurs de l’enseignement, directeurs de la formation et des ressources humaines, professeurs (honoraire, émérite, honoris causa), maître de conférences, docteurs, directeurs des ressources humaines ou de la formation, directeur d’université, ministres, directeurs de cabinets, conseillers, experts finit par peser de tout son poids sur l’évolution des institutions dans lesquelles ils officient au nom de mandat public ou privé. Mais à lire l’accumulation d’intitulés des titres et fonctions on est frappé par l’emphase et la solennité des honneurs et des mérites qui se distribuent dans un champ ou le savoir et la connaissance devrait être l’objectif principal. En fait l’objet poursuivi est depuis longtemps sorti de la sphère du sacré. L’ancienne universitas du moyen âge sur laquelle veillaient les religieux est depuis longtemps devenue profane. Les carrières et honneurs individuels pèseraient-ils sur les décisions ? Le courage de l’action ferait-il défaut ? Il est possible d’affirmer que quand la violence scolaire progresse, que les tests PISA montrent des dégradations chaque année, que 150 000 jeunes sortent sans qualification du système chaque année et que 25% des chômeurs sont des jeunes, que le sentiment de déclassement grandit, que la formation continue corrige mal les effets, qu’il n’est plus possible de pénétrer dans certains quartiers : le système se délite.
La réflexion sur le leadership éducatif
Il est alors légitime de se poser des questions sur le leadership éducatif qui anime ces dirigeants. Il convient à un moment où l’école en tant qu’institution a du mal à faire autorité et à offrir à ses jeunes générations des emplois de se poser des questions sur les difficultés rencontrées et la manière dont les dirigeants orientent le « système éducatif ». Il est possible d’interroger la persistance, ou tout simplement l’actualité d’idéaux tels que :
- Le libre accès aux savoirs
- Le mérite
- La récompense du travail et de l’effort
- La promotion sociale
Alors que le leadership est étudié de longue date dans de nombreux pays, le leadership en France est un phénomène laissé aux consultants et plus rarement revendiqué académiquement[1]. Ceci n’est pas étonnant car le leadership s’intéresse à l’influence qui s’exerce horizontalement ou verticalement au sein des groupes humains et permet l’engagement collectif dans l’action. Or à en croire le sociologue Philippe d’Irirbarne, la société de caste à la Française rejette les commentaires ou remise en question des subordonnés. Seul le pair serait autorisé à porter un jugement, et parfois il ne le fait même pas. Incidemment, le leader devient le personnage héroïque qui se confond avec le chef et qui embarque avec lui tout pouvoir, tout savoir et la maîtrise des règles. C’est aussi vrai du monde de la formation et de l’éducation dans lequel le mandarinat persisterait.
Le risque éthique à ne pas interroger le leadership éducatif
Le leadership éducatif qui pourrait se définir comme l’influence sur un engagement de tout acteur éducatif en situation de prise de décision dans une organisation se préoccupant de développer ou stimuler les savoirs n’aurait donc aucun lieu d’être interrogé. En France ce serait même un non-sens car la confusion des rôles fonctions statuts et attributs qui gravitent autour des figures d’autorité légitimes consolident cette absence de questionnement.
Cependant, il serait possible de poser l’hypothèse que cette absence de questionnement fait peser un risque éthique. Le fondement des missions éducatives et formatives cèderait aujourd’hui au règne de la marchandisation. Prenons un exemple extrême. A partir du moment où les formations les plus réputées voient leur accès conditionné par un prix inaccessible à la plus grande masse, alors le raisonnement se transforme. C’est le retour sur investissement qui devient important et non plus les connaissances développées. C’est ce que l’on peut observer pour le prix de certains MBA facturés plus de 50 000 euros l’année. Ce qui devient primordial, c’est d’accéder à des réseaux de pairs avec qui on fera plus tard des affaires. L’orientation massive vers des considérations économiques exclusives est préjudiciable à un leadership éducatif qui se préoccupe du sens de l’éducation. Les responsables éducatifs de toutes natures exercent une responsabilité quant à la crise qui sévit depuis 2008. Les dirigeants ont pris leur part de mauvaises décisions. Mais les réseaux d’écoles subsistent et modulo un cours d’éthique semé de-ci de-là où l’engagement dans une charte internationale dont personne n’ira vérifier la teneur où les engagements véritables, rien n’a fondamentalement changé. Plusieurs possibilités expliquent cet immobilisme éducatif :
- Les acteurs décisionnaires sont les réussites du système. Ils en sont bénéficiaires, ils en ont expérimenté les vertus positives pour eux. Ils croient en leur succès. Il n’y aucune raison pour eux de changer le moindre détail.
- Les dérives sont soutenues par une masse de responsables qui dépasse les seuls décideurs éducatifs. Les familles et leur choix utilitariste : « trouver la bonne formule pour mon enfant ». (ce qui au passage a pour conséquence de favoriser celles qui ont une meilleure vision du marché éducatif comme les enseignants ou les catégories sociale les plus aisées)
- Les pouvoirs publics impuissants qui restent cantonnés dans la gestion d’équilibres sociaux et économiques fragiles
Bref, aucun leadership éducatif ne se dégage tout au plus des ajustements gestionnaires à la marge dont réforme après réforme on ne voit pas les réels correctifs apportés.
La réflexion éthique individuelle et collective
Il est plus qu’urgent de s’intéresser au leadership éducatif. Ne rien faire c’est laisser subsister le statu quo des injustices et gabegies actuelles. C’est cautionner un immobilisme in-éthique. Mais à l’inverse agir, c’est prendre le risque de faire des erreurs. En matière éducative, il n’existe pas comme dans l’industrie de « détrompeurs ». La seule ligne de conduite c’est l’éthique. Ceux qui font profession d’enseigner de former de diriger d’influencer doivent plus que jamais s’interroger sur ce qu’il convient de faire à l’endroit où ils agissent sans attendre d’un tiers (syndicat, ministre, directeur) de leur dire ce qui vaut. Il est devenu nécessaire de réinterroger les engagements et les vocations d’entamer un débat avec soi-même dans un premier temps. Le leadership éducatif que j’appelle de mes vœux passe par l’idée que les dirigeants d’institution et de formation ont des responsabilités devant tous les citoyens et qu’ils doivent s’interroger au-delà des seules perspectives personnelles, ou gestionnaires de ce qu’ils font de cette responsabilité. Si le religieux n’est plus de mise, du moins l’examen de ses choix devrait être réhabilité. Le leadership éducatif devrait conduire chaque dirigeant à s’interroger sur sa volonté de participer à une mission d’influence et de repérer par lui-même et pour lui-même ce qui fonde son action et comment celle-ci accroit chez les autres le pouvoir d’agir. Cette réflexion pourrait être menée avec ses pairs, mais plus largement avec les usagers des services éducatifs, les enseignants et formateurs, les familles et les acteurs économiques. Le partage qui découlerait ne saurait se limiter à être un engagement de pure forme ou purement déclaratif[2]. Ce leadership éducatif à construire devrait être partagé et non limité à l’exercice du pouvoir de quelque uns.
[1] Il est possible de repérer une vingtaine d’enseignant chercheurs en France revendiquant le leadership comme discipline d’enseignement
[2] La mission statement des normes nord-américaines de l’AACSB qui sévit dans nombre d’école peut ainsi être comprise en France